Les cartels font-ils la loi en Belgique?

Notre pays est submergé par les quantités inédites de stupéfiants qui  y transitent désormais. Surtout, cette explosion des trafics a bouleversé  le paysage de la criminalité et les manières d’y faire face.
Encro, c’est le dossier qui est pris comme ­référence pour réaliser l’écolage des nouveaux magistrats, commente un juge ­chevronné, sous le couvert de l’anonymat.

Les formateurs du Parquet fédéral considèrent que les techniques et la méthode d’enquête utilisées sont à la pointe de ce qui se fait. Par ailleurs, ce dossier est une photographie de ce qui se passe réellement dans le milieu ­criminel belge et qui le bouleverse. Au-delà des statis­tiques, c’est la réalité à laquelle notre système judiciaire et policier doit faire face, actuellement, tous les jours.

Rappelons les chiffres dont le juge parle. De nombreuses infractions ont baissé au profit de l’augmentation des violences interpersonnelles. Et de manière parallèle, le nombre de tonnes saisies de cocaïne, à Anvers, n’a cessé de battre des records (116 tonnes en 2023). On estime à 1.100 tonnes – plus d’un tiers de la production mondiale – la quantité de cocaïne annuelle qui entre par le port d’Anvers. Ces chiffres se traduisent par un changement. “Il y a tellement d’argent à faire dans le secteur de la drogue que de nombreux voyous délaissent leurs activités “classiques” pour s’investir et s’intégrer dans un réseau criminel actif dans les stupéfiants”, nous résumait, il y a quelques mois, un policier de la zone de Bruxelles-Midi. Cette ­évolution, on peut en voir de larges extraits dans le dossier pris pour exemple par la magistrature d’aujourd’hui. Ce dossier, c’est celui de Sky ECC appelé également “Encro” dont le procès a lieu à Bruxelles.

La réalité, une addition  de fictions

Le procès “Encro-Sky ECC” tire son nom des ­cryptophones Encrochat et Sky ECC utilisés par tous ceux qui voulaient conserver l’anonymat et la confidentialité de leurs activités. Ces coûteux téléphones étaient utilisés partout dans le monde pour la gestion d’activités illégales. Un quart des télé­phones étaient actifs dans le nord du Benelux: 12.000 aux Pays-Bas et 6.000 en Belgique. Les ser­vices de police ont réussi à décoder ces téléphones. Comme ils étaient supposés être inviolables, leurs utilisateurs n’ont eu aucune retenue à communiquer les détails de leurs activités (selfies, photos d’armes, de pains de cocaïne, piles de cash…). D’où la mine de renseignements sur le fonctionnement des réseaux criminels à l’œuvre en Belgique et l’importance du nombre de prévenus comparaissant: 125 plus quatre sociétés. Ce procès concerne le volet “bruxellois” de l’affaire, deux autres procès auront lieu concernant les volets anversois et économique. Ce que l’on peut y voir et y entendre est une image nette de ce qui se déroule aujourd’hui dans les coulisses belges et internationales de la criminalité. Et ces coulisses valent par les personnages qu’on y croise et leurs méfaits, qui évoquent autant Narcos que Breaking Bad ou Undercover.

Plus de 40 % des revenus de la coke se font sur  le lieu de distribution.  Il y a beaucoup d’argent à  se faire dans les quartiers.

Oui, ce qui frappe, c’est le nombre de personnes jugées et leurs profils”, convient Denis Goeman, le magistrat de presse désigné pour le procès Encro. La salle d’audience, celle qui a servi pour le procès des attentats du 22 mars, est remplie de différents types de protagonistes. Les juges, le procureur fédéral, les avocats et les prévenus qui entrent menottés et entourés d’un double cordon de policiers. Il y a également un public nombreux. À première vue. Une centaine de chaises parmi les quelque 150 allouées aux spectateurs comportent des noms et des numéros. On s’installe sur une rangée vide entre deux rangs de chaises réservées. La sonnerie du tribunal retentit. Toutes les personnes présentes dans la salle se lèvent. La présidente du tribunal correctionnel entre. “Vous pouvez vous asseoir”, déclare-t-elle. Les bips qui résonnent parmi le public révèlent que les spectateurs assis sur les chaises allouées sont en fait des prévenus comparaissant munis d’un bracelet électronique qui, parfois, se manifeste. “Bip!” L’audience est ouverte. La séance peut commencer.

Un réquisitoire qui vaut  un million

Depuis deux semaines, la parole est au procureur. Celui-ci requiert les peines que le ministère public estime devoir punir les prévenus. Julien Moinil, en léger surplomb de la salle, depuis l’estrade dévolue aux magistrats du tribunal, déroule son réquisitoire. Un policier se trouve en contrebas du procureur, face à la salle d’audience, prêt à intervenir contre un éventuel assaillant. Un contrat d’un million d’euros a été émis sur la tête du Julien Moinil par la mafia albanaise qui, d’évidence, joue un rôle important dans ce procès Encro. Le premier personnage principal de cette saga a 50 ans et s’appelle Eridan Munoz Guerrero.

Malgré son patronyme hispanique, il est de nationalité albanaise. Polyglotte, il parle au moins six ­langues: albanais, allemand, anglais, espagnol, français et néerlandais. Il fut, entre 2002 et 2010, serveur dans un restaurant grec en Allemagne, tout en ­poursuivant, sans l’achever, un parcours universitaire en informatique. Il achetait par ailleurs de vieilles Mercedes que, lors de ces jours de repos, il convoyait pour les revendre dans son Albanie natale. Après un divorce, il rentre en Albanie et se lance dans la construction. En cours du soir, il décroche un master en administration des affaires et un autre en droit. Incapable de faire face aux prêts qu’il avait contractés pour financer ses opérations immobi­lières, il se lance – il est en aveux – dans le trafic de cocaïne pour rembourser ses dettes. Il minimise cependant son rôle de dirigeant en le limitant à celui de “prestataire” de services consistant en l’organisation de transports partout en Europe, à partir de la Belgique. “J’étais un intermédiaire. La marchandise appartenait à des tiers qui disaient avoir besoin d’un chauffeur”, résume-t-il. Un rôle de sous-traitant qui cadre mal avec ses conversations – dévoilées par Sky ECC – avec les membres de cartels mexicains ­contrôlant le port colombien de Turbo, l’accès à l’Atlantique de la région de Medellín.

Cinquante nuances de blanche

Quelques caractéristiques de la criminalité la plus influente à l’œuvre en Belgique se dégagent de l’audience. Elle n’a pas de limites: des gardes du corps protègent le résolu procureur fédéral. Elle est globalisée et internationale. Et à l’instar de ce que le commissaire divisionnaire François Farcy nous décrivait, elle travaille en réseaux criminels indépendants qui collaborent au gré des opportunités. Ainsi, même si la plupart des suspects jugés sont des Albanais, les codirigeants du vaste trafic de stupéfiants mis au jour par les écoutes des cryptophones n’appartiennent pas tous à la “mafia albanaise”. La deuxième tête d’affiche de ce procès est en effet Abdelwahab Guerni, un Algérien de 56 ans né à Schaerbeek. Qui, lui aussi, minimise son rôle. Guerni prétend s’être rangé des voitures et avoir été, tout au plus, un intermédiaire. Les conversations qui l’incriminent ne seraient que “des possibilités, des ­projets dont aucun n’aurait abouti”. L’homme n’est pourtant pas le premier venu en matière de “projets”. En 2004, Guerni avait été arrêté avec 493 kilos de cocaïne dans un garage de Charleroi. Il avait ensuite avoué lors de l’enquête avoir précédemment introduit quatre tonnes de cocaïne en Belgique. Depuis des années, il est considéré comme l’un des plus grands trafiquants de cocaïne que la Belgique ait connus. Il draine autour de lui tout un réseau composé de non-Albanais.

Ce qui se dégage également des audiences, c’est la diversité des “ressources humaines” en présence. Il y a les dirigeants. Les “soldats” – un nombre important de prévenus possèdent des physiques de boxeurs. Il y a les convoyeurs comme par exemple Ali H., accusé dans une autre affaire d’assassinat, qui s’est fait expulser lors d’une audience pour avoir comparé le procureur au Joker, l’un des personnages de ­Batman. Il y a des chefs d’entreprise. Celui d’une société flamande de transport routier accusé d’avoir participé à la livraison de stupéfiants. Celui d’une entreprise bruxelloise de produits chimiques et de nettoyage accusé d’avoir fourni des milliers de litres de certaines substances pour la fabrication illicite de stupéfiants et de substances psychotropes. Il y a également un inspecteur de police de la zone Midi accusé de corruption passive aggravée (les membres du réseau actif à Bruxelles possédaient les numéros des plaques d’immatriculation des voitures de police banalisées). Il y a des hommes ou des femmes d’affaires qui permettent aux activités de se déployer et aux profits illégaux de se blanchir. C’est le cas de Souade et Karima E., deux sœurs actives dans l’immobilier, l’une comme agent, l’autre comme architecte d’intérieur.

Des labos partout à Bruxelles

Les sœurs E. sont intelligentes, avisées et connaissent la réussite, commence Julien Moinil. On trouve sur leur téléphone des photos d’elles sur des yachts, dans des endroits de rêve. Ce n’est pas illégal de réussir et de profiter de son argent. Mais, dans ce que je vais vous décrire, on peut se poser, à bon droit, des questions sur la légalité de certaines opérations… On sait tous que le marché de la location à Bruxelles est particulièrement dur. Lorsqu’il s’agit de louer un bien, il faut donner des garanties au propriétaire qu’on pourra payer le loyer, une caution, des fiches de paie. Pas dans le cas des sociétés immobi­lières des sœurs E.” Les sœurs E. sont actives depuis une vingtaine d’années sur le marché bruxellois. Elles ont loué, par l’intermédiaire de leurs sociétés, des immeubles à des prête-noms (souvent d’origine polonaise, sans qu’ils en soient informés). Elles étaient payées en cash, vraisemblablement par Guerni. Celui-ci pouvait disposer de bâtiments sans apparaître dans l’opération. Les loyers en cash étaient intégrés dans la comptabilité des sociétés immobilières des deux sœurs. Cela leur permettait de pouvoir contracter de nouveaux prêts pour acheter de nouveaux immeubles. Et d’accroître ainsi les opérations illégales de l’organisation criminelle.

Résultat? Neuf laboratoires de drogue en Région bruxelloise et en périphérie. “Leur ampleur et leur localisation dans des communes comme Uccle ou Ixelles qui n’ont pas de réputation criminelle, parfois dans des maisons de maître, dans des rues où des gens marchent avec leurs enfants pour aller à l’école, sont très inquiétantes”, commentait le procureur fédéral. Dans ces laboratoires opéraient, entre autres, deux frères: ­Jefferson et Yeison M.M. Les deux Colombiens mettaient à disposition leur expertise permettant ainsi à l’organisation criminelle de faire un maximum de profit.

Le “dernier kilomètre”

Même si le cannabis, sa vente et sa production font partie des activités illégales couvertes par le procès Encro, c’est la cocaïne – et les profits qu’elle génère – qui tient le haut du pavé. Et le souille. La structure des prix de la cocaïne explique pourquoi le sang coule dans certaines parties de Bruxelles. Le procès Encro  l’atteste à chaque audience. Un peu plus de 40 % des revenus engendrés par la cocaïne se ­réalisent lors du dernier kilomètre, dans la dernière partie de la distribution. Un grossiste de quartier achète un kilo de cocaïne pour environ 30.000 euros et le revend au détail plus de 50.000, selon la manière dont il coupe la drogue. Il y a donc beaucoup d’argent à se faire dans les quartiers. Le nombre de labos de cocaïne mis au jour par Sky ECC ­indique que les territoires se sont multipliés et étendus. Certaines sources prétendent qu’une tonne de cocaïne serait produite et en partie revendue chaque semaine à Bruxelles. Plus de 80 millions par mois. Voilà le prix des fusillades…

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.