Coup d’État militaire : « le Soudan est un pion dans le dispositif d’Abou Dhabi »
Le coup d’État qui vient de mettre un terme sans doute définitif à la transition civile au Soudan signifie le retour du général Abdel Fattah al-Burhan, désormais nouvel homme fort du pays. Cet évènement sonne le glas d’un espoir démocratique et réimplante un pouvoir militaire qui, de toute évidence, servira les intérêts des Émirats arabes unis, lesquels ont tout fait dès 2018 pour imposer leur candidat. Abou Dhabi voit de fait dans la nouvelle situation une occasion rêvée pour la suite de son plan d’implantation en Afrique subsaharienne.
Démarrées le 19 décembre 2018, les manifestations qui vont rapidement ébranler le régime soudanais avaient leur origine dans des revendications classiques de l’ensemble des pays de la région qui se sont embrasés : une crise économique et sociale majeure avec un accès de plus en plus difficile pour la majorité de la population aux denrées de première nécessité. Pendant près de huit mois, les Soudanais vont protester pacifiquement, ce qui conduira au renversement par l’armée du militaire et dictateur Omar el-Béchir, au pouvoir depuis trois décennies. Son règne avait d’ailleurs débuté par un coup d’État en 1989, avec le soutien local des… islamistes.
Cela aurait dû refroidir à l’époque les Émirats arabes unis, mais ce ne fut pas le cas. Ils étaient d’autant plus aux aguets qu’ils venaient de perdre leur allié régional de poids, encore un militaire, pourtant paria de la communauté internationale poursuivi et recherché par la justice avec plusieurs mandats d’arrêt contre lui, et un temps soutenu par les islamistes. Accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité dans le génocide du Darfour, Omar el-Béchir était recherché par la Cour pénale internationale. Dans son propre pays, il était accusé de corruption généralisée.
Mais ce n’était manifestement pas un problème pour Mohamed Ben Zayed, le prince héritier d’Abou Dhabi. Les relations sont anciennes entre les deux pays et l’émirat ne tient pas à perdre son influence dans la bataille. Mais le chef de la junte qui dirige à ce moment-là le Conseil militaire de transition soudanaise, le général Abdelfattah al-Buhrane, va rassurer tout ce beau monde en affirmant souhaiter garder des relations privilégiées avec ses deux alliés historiques du Golfe : l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Ce même Al-Buhrane était commandant des forces terrestres soudanaises déployées dans la guerre au Yémen et qui aurait compté près de 10 000 hommes.
SOUTIEN FINANCIER
Le pays a surtout besoin de liquidités de manière urgente et sait où s’adresser. Selon Jeune Afrique, « Omar el-Béchir avait compté sur ses alliances multiples pour sortir de la crise politique, sur fond de tensions économiques. Les Émirats arabes unis avaient, selon un officiel soudanais, apporté au mois de janvier un financement à hauteur de 300 millions de dollars, sans compter une aide en pétrole ». Il était déjà clair que Abdel Fattah Al-Buhrane était sous la coupe de Riyad et d’Abou Dhabi et que les tergiversations autour de la demande d’extradition d’El-Béchir vers La Haye pour être jugé avaient tourné court depuis des mois, car en échange de leur soutien, les Émirats arabes unis avaient probablement exigé une certaine forme de protection de leur ancien allié. À la place, pour faire écran de fumée, ils proposaient un procès local.
À l’époque, la junte, intégrée au Conseil de souveraineté comprenant cinq militaires, cinq civils et un 11e « plus neutre », était censée assurer la transition politique jusqu’à la tenue de prochaines élections qui devaient avoir lieu en 2020. Allait-elle respecter ses engagements ? Les Émirats arabes unis allaient-ils enfin accepter un pouvoir civil ? Nous n’en étions pas là même si fin novembre 2019, le pouvoir transitoire annonçait une liquidation complète du régime d’El-Béchir et une suppression de son parti. Des garanties auprès des Occidentaux pour mieux légitimer un nouveau pouvoir militaire soutenu par le Golfe ? Tout cela n’était déjà pas très clair.
D’autres affaires ont surgi par la suite. Fin janvier 2020, plusieurs manifestations ont eu lieu devant l’ambassade des Émirats arabes unis à Khartoum au Soudan pour protester contre l’ingérence du pays dans leurs affaires depuis des années. Alors qu’Abu Dhabi avait cherché depuis des mois à imposer sa propre vision de l’avenir du pays en soutenant les militaires, le peuple se réveillait contre cette politique de l’ombre. Les Soudanais s’insurgeaient contre l’envoi de milliers de leurs enfants dans de nouvelles zones de guerres essentielles pour les Émirats et demandaient d’y mettre fin.
MERCENARIAT
Déjà à l’été 2019, les « Emirate Leaks » révélaient l’utilisation de jeunes mercenaires venus d’Afrique qui transitaient par le Soudan pour le compte d’Abu Dhabi pour rejoindre la Libye et le Yémen. Le 29 juillet 2019, on pouvait déjà y lire : « Al-Jazira a publié des documents secrets et des informations révélant l’utilisation par les Émirats arabes unis de l’espace aérien soudanais pour le transport de centaines de mercenaires que Mohammed Hamdan Diklo, Hamidati, vice-président du Conseil militaire soudanais, a recrutés des tribus arabes du Darfour et dans certains pays africains vers la Libye et le Yémen via l’Érythrée. Un document délivré par l’ambassade des Émirats arabes unis aux autorités soudanaises en charge des affaires étrangères a révélé qu’Abou Dhabi avait demandé un permis diplomatique autorisant deux avions C-130 + G17 appartenant aux forces armées émiraties à traverser et atterrir à l’aéroport El Geneina, dans l’ouest du Soudan. » Au Soudan, des familles ont accusé en particulier une compagnie de sécurité privée émiratie, Black Shield Security, de recruter des jeunes gens pour en faire des soldats prêts à l’emploi pour aller combattre en Libye et au Yémen. Or, la privatisation de la guerre a en général des conséquences tragiques. C’est souvent le règne de méthodes sans foi ni loi.
L’ingérence n’est plus à démontrer au Soudan depuis que les Émirats ont poussé leurs proches idéologiques en Tunisie, en Égypte, en Libye, en Syrie ou au Yémen. Le retour de Burhan pose question. Désormais, nous sortons de tout cadre des guerres conventionnelles, non validées ou encadrées par le droit international, qui font désormais appel à des individus non formés, non professionnels, et transformés en armes de guerre sans éthique ni retenue. Des jeunes déracinés qui n’ont plus rien à perdre. C’est le retour du mercenariat d’État. En attendant, les jeunes Soudanais embarqués dans ces conflits sans fin font les frais d’une politique sans autorité de leur pays, et surtout d’une agressivité inédite d’un pays du Golfe pour étendre sa zone d’influence sur l’ensemble du monde arabo-musulman depuis plus de cinq ans. Les Émirats arabes unis pourraient être un jour passible d’accusations graves de crimes de guerre.
Dans cette grande diagonale qui part de la Libye à l’Égypte en passant par le Soudan jusqu’au Yémen, Abou Dhabi semble s’essayer à surjouer de son pouvoir sur place pour déplacer des pions d’un pays à l’autre et réussir coûte que coûte la mise en place de sa stratégie de nouveau Moyen-Orient sécuritaire afin de venir à bout des rébellions mais aussi des volontés des peuples. En créant des couloirs de circulation d’effectifs et de matériels militaires, Abu Dhabi défie toutes les règles internationales du multilatéralisme. Le Soudan est un pion dans le dispositif. Côté libyen, il en était de même : le conflit nécessitait l’envoi de forces vives pour combattre aux côtés d’Haftar. Pour ces deux guerres, il fallait beaucoup de combattants. Or, Abu Dhabi n’a jamais eu d’effectifs. L’émirat délègue ou fonctionne par acteurs interposés. On retrouvait déjà en Libye des jeunes Soudanais au service de l’Armée nationale libyenne. En sous-main, une fois encore.