Entre journalisme et loufoquerie : le cas Ali Lmrabet ou l’art de rater le sujet

Bouchaib El Bazi

Il existe des moments où la frontière entre journalisme et sornettes devient si claire, si nette, qu’elle mériterait d’être encadrée dans un manuel de déontologie. Le traitement réservé à l’arrestation de l’ex-secrétaire d’État espagnol à la sécurité, Francisco Martínez, en est un parfait exemple. D’un côté, la presse espagnole – et au-delà, européenne – a fait ce qu’on attend d’elle , informer, analyser, interroger les enjeux politiques d’un dossier explosif mêlant blanchiment d’argent, espionnage, et accès illégal à des systèmes informatiques. De l’autre, un certain Ali Lmrabet, youtubeur à ses heures, ex-journaliste à ses regrets, s’est lancé dans une fan fiction aux allures de délire paranoïaque.

Car pendant que les vrais journalistes dissèquent les ramifications d’un scandale d’État, Ali Lmrabet, lui, préfère s’envoler dans les sphères de l’absurde. Incapable de se contenter des accusations gravissimes qui pèsent sur Martínez – blanchiment d’argent en cryptomonnaies, atteinte à la vie privée, espionnage –, notre homme a décidé, seul contre tous, que cette affaire serait en réalité… un épisode secret du feuilleton “Hammouchi contre la République”.

Oui, vous avez bien lu.

Ali Lmrabet, seul contre l’évidence

Selon lui, et lui seul, Francisco Martínez aurait été, en 2014, le grand passeur clandestin ayant permis à Abdellatif Hammouchi de franchir en douce les frontières françaises. Rien que ça. Une révélation de haut vol, venue de nulle part, et qui n’a jamais été formulée ni même insinuée par la presse espagnole – même la plus critique envers le Maroc. Ni El País, ni El Mundo, ni même les habituels excités comme Ignacio Cembrero ou Francisco Carrión n’ont osé aller aussi loin dans l’imaginaire.

Mais Ali Lmrabet, lui, persiste , le fonctionnaire espagnol tombé pour cybercriminalité aurait été, onze ans plus tôt, une sorte de James Bond au service d’un “plan de fuite” d’un responsable marocain jamais poursuivi, jamais inculpé, jamais condamné.

Il fallait oser. Il l’a fait.

Petit cours de droit pour youtubeurs mal renseignés

Rappelons quand même quelques évidences juridiques, puisque visiblement elles échappent à notre scénariste improvisé , un simple avis de convocation (tel celui qu’aurait reçu Hammouchi à l’époque à Paris) n’a aucun effet contraignant. Ce n’est ni un mandat d’arrêt, ni une assignation à résidence. C’est un courrier, un document, un banal avis administratif dont personne ne s’enfuit – sauf, peut-être, dans les récits d’un youtubeur en manque de vues.

Pire encore : Hammouchi ne se trouvait même pas en France à ce moment-là. Un détail que Lmrabet aurait pu vérifier s’il exerçait encore un métier journalistique et non celui, beaucoup plus lucratif sur YouTube, de colporteur d’absurdités virales.

La théorie du jardin : toujours la même rengaine

Mais ce qui est fascinant chez Ali Lmrabet, c’est cette obsession chronique pour Hammouchi. Peu importe le sujet , qu’on parle d’un scandale en Espagne, d’un remaniement ministériel au Pérou ou de l’arrivée du printemps en Norvège, il trouvera toujours un moyen d’y glisser le nom du patron de la DGSN. Une sorte de réflexe pavlovien qui transforme chaque dossier en règlement de compte personnel.

À l’image de ce mauvais élève qui, à chaque devoir en classe, finit toujours par disserter sur “le jardin de ma grand-mère”, parce que c’est la seule rédaction qu’il a révisée.

Une fake news si grotesque qu’elle en devient historique

Soyons clairs , même au plus fort des tensions entre le Maroc et l’Espagne, aucun média espagnol n’a osé suggérer que Francisco Martínez avait “aidé Hammouchi à fuir”. Pas même au plus fort de la crise diplomatique franco-marocaine, aucun organe de presse hexagonal n’a osé publier pareille absurdité.

Mais Ali Lmrabet, dans sa solitude conspirationniste, s’arroge ce privilège. Il invente ce que personne n’ose imaginer, et attribue à un responsable espagnol embourbé dans un scandale local une fonction digne des séries d’espionnage les plus farfelues.

le ridicule ne tue pas, mais il fait beaucoup de vues

Au fond, le plus triste dans cette histoire, ce n’est pas tant le mensonge – les réseaux sociaux en regorgent – que l’absence totale de scrupules à manipuler les faits. Le journalisme, le vrai, consiste à creuser, à contextualiser, à vérifier. Ce qu’Ali Lmrabet pratique, c’est une forme de vandalisme intellectuel, où les faits sont des matériaux qu’on tord jusqu’à obtenir une forme grotesque, prête à nourrir les fantasmes d’un public avide de complots.

Mais à ce jeu-là, il faut le dire franchement , Ali Lmrabet ne fait pas de l’information. Il fait du divertissement. Malheureusement, ce n’est ni drôle, ni crédible, ni sans conséquence.

 

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