On connaissait la « harga » des jeunes désespérés qui bravent la Méditerranée à bord de coquilles de noix, on découvre désormais une version « Deluxe » , celle des colonels. Oui, messieurs dames, en Algérie, même les espions fuient le navire. Et quand l’un d’eux décide de déserter avec femme, enfants et secrets d’État, c’est que la cale sent sérieusement la poudre.
Lundi dernier, le colonel Anis — plus connu sous son nom de scène « Marwane » — a quitté son poste d’attaché sécuritaire à l’ambassade d’Algérie à Rome pour une destination bien moins méditerranéenne, mais nettement plus neutre , la Suisse. Direction Berne, ses banques, ses horloges… et ses procureurs spécialisés en crimes de guerre. Le tout accompagné de sa petite famille, en mode « diplomatie familiale élargie ».
Un espion algérien en exil ? C’est du déjà-vu. Mais jamais avec autant de classe.
Ce gradé, ancien pilier de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), ne s’est pas contenté d’oublier de prendre son vol retour pour Alger. Non, il a eu l’audace de demander l’asile politique à la Confédération helvétique. L’insolent. Le courageux. Le suicidaire, selon certains à El Mouradia.
Son crime ? Avoir anticipé le sort réservé à ses ex-collègues de la DGSI version 2019 , une promotion express… vers la prison de Blida. Les couloirs de la sécurité algérienne ont aujourd’hui des allures de jeu de chaises musicales, sauf qu’ici, celui qui reste debout finit dans une cellule. On change de patron tous les cinq mois, et l’ambiance rappelle davantage un épisode de « House of Cards » qu’une réunion de cabinet.
La grande évasion : version étoilée
Le colonel Marwane n’est pas le premier à fuir, mais il est sans doute le plus embarrassant. Il aurait eu accès, selon nos sources, à des informations sensibles, voire compromettantes, sur la galaxie militaire algérienne , trafics, règlements de comptes, détentions arbitraires… Bref, toute une encyclopédie de la gouvernance à la sauce caserne.
Et comme si ça ne suffisait pas, la Suisse – toujours ponctuelle mais rarement naïve – a dans ses tiroirs quelques plaintes bien croustillantes contre certains pontes du régime. L’un d’eux, feu le général Khaled Nezzar, devait d’ailleurs comparaître avant de tirer sa révérence in extremis. Le chef d’état-major en exercice, Saïd Chengriha, figure lui aussi dans cette collection d’affiches judiciaires made in Geneva.
Le régime algérien s’indigne ? Non, il étouffe.
Le silence embarrassé d’Alger en dit long. Un colonel, ça ne déserte pas. Ou alors, ça meurt discrètement dans une villa surveillée. Mais s’installer à Berne avec les valises pleines de secrets, voilà qui pourrait transformer un banal exil diplomatique en bombe médiatico-judiciaire.
D’autant plus que Marwane pourrait se transformer en témoin-clé dans des affaires de crimes de guerre et de corruption internationale. Il suffirait qu’il parle. Et la montagne de silence construite autour des « affaires » militaires risquerait de fondre plus vite que les glaciers alpins.
Quand l’Algérie devient une prison à ciel ouvert
Ce cas n’est qu’un symptôme d’un mal plus profond , un régime à bout de souffle qui verrouille tout ce qui bouge. Des centaines de journalistes, militants, opposants et même fonctionnaires sont aujourd’hui sous le coup d’interdictions de sortie du territoire (ISTN). C’est la première fois dans l’histoire contemporaine qu’un État semble vouloir empêcher les gens de sortir plus que d’entrer.
Et pendant que la junte pourchasse les harraga en zodiacs et les opposants à Interpol, ses propres généraux partent discrètement en business class. Car en Algérie, l’égalité républicaine a ses limites , fuir le pays est un privilège de classe.
Une question simple : qui reste encore à bord ?
Quand les étudiants partent, on parle de fuite des cerveaux. Quand les militaires fuient, on parle de fuite du système nerveux central. Le régime peut toujours redécorer ses salons dorés et changer les portraits accrochés dans les bureaux, mais il devient difficile de cacher qu’il gouverne un pays que plus personne ne veut servir.
Le colonel Marwane ne sera peut-être qu’une ligne de plus dans les annales de la grande désillusion algérienne. Ou peut-être, l’homme qui racontera à la justice suisse tout ce que les Algériens n’ont jamais eu le droit de savoir.