Visite à Tameslouht : là où les âmes sœurs se côtoient et où l’Histoire embrasse la tolérance

Abdellah Boussouf

Il est des lieux qui portent en leur sein la mémoire d’un vivre-ensemble oublié. À quelques encablures de Marrakech, nichée entre les collines paisibles du Haouz, Tameslouht dévoile une page lumineuse de l’histoire marocaine : celle d’un dialogue ancestral entre juifs et musulmans, tissé au quotidien, dans le respect, la simplicité, et la fraternité.

Ici, autrefois, on ne parlait ni de “coexistence” ni de “minorités” : on vivait simplement côte à côte. Les familles juives et musulmanes partageaient les fêtes, les deuils, les marchés, et parfois même les repas. Une tradition voulait que lorsqu’un juif offrait le feu à un musulman, la nourriture cuite devenait “halal”, par une sorte de pacte tacite dicté non par la théologie, mais par le bon sens et l’amitié.

Avec le temps, et surtout les vagues d’émigration vers Israël, la communauté juive s’est peu à peu éclipsée de Tameslouht. Mais elle n’a pas disparu. Elle vit encore dans les souvenirs, dans les récits, et dans les pierres silencieuses des tombeaux qui parsèment les collines. Parmi eux, celui du saint rabbin Raphaël Cohen, vénéré depuis sept siècles.

Fait singulier et bouleversant : depuis trois générations, c’est une famille musulmane qui prend soin du mausolée. Le grand-père, le père, puis aujourd’hui le petit-fils, veillent sur ce lieu sacré avec un dévouement sans éclat, loin des projecteurs. Le pèlerinage de la Hiloula, qui attirait autrefois des fidèles venus des quatre coins du monde, a perdu de sa ferveur. Mais il subsiste, comme un souffle tenace de mémoire.

Autrefois, durant ce pèlerinage, les enchères faisaient rage pour allumer la première bougie ou ouvrir la porte du sanctuaire. Cet argent récolté finançait les travaux de restauration. Une économie de la foi, en somme.

Selon le gardien actuel, des membres de la diaspora juive nourrissent de véritables projets de retour. L’un d’eux aurait acquis près de 50 hectares dans la région, avec l’ambition d’y bâtir une résidence et une maison de retraite pour les visiteurs et résidents juifs.

La visite se poursuit vers un autre sanctuaire, tout aussi vénéré : celui du saint soufi Sidi Abdallah Ben Hussein El Amghari. Chaque année, à l’occasion du Mawlid, plus de 12 000 personnes convergent vers Tameslouht pour son moussem. Le son des fusils de la tbourida résonne alors entre les collines, dans une célébration où la spiritualité se mêle à la tradition équestre marocaine.

C’est Moulay Mohammed El Khiyari El Amghari, président de l’Association des Chorfa Amghariyine, qui nous guide. Âgé de 85 ans, aveugle mais alerte, il porte en lui l’histoire vivante de la région. Ancien résistant, il se souvient de l’époque où il sabotait les lignes téléphoniques de l’armée coloniale, ou encore de l’assassinat d’un médecin français connu pour torturer les prisonniers : un acte de justice déguisé en mendiant.

Il évoque également sa participation à la “Route de l’Unité”, lancée par Mohammed V, où il passa 28 jours à œuvrer, aux côtés du prince héritier Hassan II, maniant la pioche pour inspirer la jeunesse dorée à se mêler aux classes populaires.

Mais l’histoire qu’il raconte avec le plus de douleur est celle des troupes américaines introduites dans la région par le tristement célèbre Glaoui. Violences, meurtres, viols : les témoignages sont lourds, gravés dans la mémoire des survivants.

Aujourd’hui, malgré sa contribution héroïque, Moulay Mohammed ne perçoit ni pension, ni reconnaissance officielle. Il résume son engagement en une phrase simple, dite sans amertume : « Nous l’avons fait pour Dieu. » Il vit entouré de ses trois filles, dans une dignité qui force le respect. Vêtu de blanc, le visage paisible, il dégage une noblesse d’âme rare.

Avant de nous quitter, nous nous promettons de nous retrouver au prochain moussem. Je quitte Tameslouht avec une certitude douce : il reste des lieux au monde où l’histoire n’est pas seulement dans les livres, mais dans les gestes, les regards, et les pierres.

Et surtout, il reste des hommes pour rappeler que la tolérance n’est pas une mode, mais une mémoire. Une mémoire que le Maroc, dans ses recoins les plus sincères, n’a jamais trahie.

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