Depuis son indépendance arrachée en 1962, l’Algérie semble entretenir avec son histoire une relation digne d’un roman de Kafka. Une nation qui redoute de se regarder dans le miroir de son passé, préférant y étaler les fards de la “glorieuse révolution” et du “million et demi de martyrs”, pour mieux dissimuler des cicatrices mal refermées, des vérités étouffées, et des archives soigneusement verrouillées.
L’Algérie officielle traite l’histoire comme un adolescent embarrassé par son journal intime : soit on le déchire, soit on y réinvente des exploits héroïques pour masquer les pages tachées. Et comme toute chirurgie est risquée, le régime a préféré le lifting idéologique. Questionner l’après-1962 ? Sacrilège ! Explorer les archives des services secrets ? Haute trahison ! Prononcer “Krim Belkacem” ou “Abane Ramdane” sans sanglots ni violons ? Hérésie nationale.
À l’école, les manuels d’histoire ne sont pas tant rédigés qu’effacés. L’élève algérien apprend un récit amputé, réécrit, aseptisé. Un passé raconté au marqueur rouge, puis corrigé au Tipp-Ex. Pendant que les vrais documents brûlent en silence, les figures héroïques naissent au montage dans les laboratoires de la télévision d’État. Et malheur à celui qui gratte trop profond : il “porte atteinte à la mémoire de la Révolution”.
Mais qui a peur de l’histoire ? Celui qui ignore ses racines ? Ou celui qui les connaît trop bien, et s’en veut ? Il est toujours délicat d’ouvrir un acte de naissance quand on est né d’une conspiration, d’un règlement de comptes ou d’un coup de poker politique. Celui qui a bâti son pouvoir sur l’exclusion, l’épuration, le soupçon permanent, ne célèbre pas l’indépendance, il la redoute. Et quand on fonde son identité sur l’hostilité envers le voisin marocain, la France, les Émirats… et peut-être bientôt Pluton, il devient difficile de construire une narration cohérente sur soi-même.
Pendant ce temps, le citoyen algérien, lui, assiste à la pièce en spectateur désabusé. Le jour, il chante la “dignité des martyrs”. Le soir, il fait la queue pour un litre d’huile, ou embarque dans un canot pneumatique vers l’inconnu. Entre discours enflammés sur la souveraineté nationale et soumission économique de fait, il vit dans une Algérie où le drapeau est toujours hissé… mais où la dignité attend toujours le signal réseau.
La différence entre l’Algérie et les nations réconciliées avec leur passé, c’est que ces dernières n’ont pas peur du scandale. La France a (en partie) reconnu les crimes de la colonisation. L’Allemagne a enseigné les horreurs du nazisme dans ses écoles. L’Afrique du Sud a transformé l’apartheid en moteur de réconciliation. L’Algérie, elle, cache ses dossiers et ouvre ses antennes à l’insulte.
L’histoire ne se décrète pas en slogans. Elle ne se pleure pas en larmes télévisées. Elle se lit, se confronte, s’assume. Car à la fin, la vérité est peut-être plus patriotique que tous les mensonges réunis.