L’improbable tournée diplomatique du fils du maréchal Haftar de Paris à Bruxelles

Yann Philippin et Antton Rouget

En quête d’une stature internationale, Siddiq Haftar, fils aîné du criminel de guerre libyen, souhaitait être accueilli en grande pompe au Parlement européen. La visite a bien eu lieu. Mais, conduite par l’imam Hassen Chalghoumi et une eurodéputée d’extrême droite, l’opération a viré au fiasco.
Yann Philippin et Antton Rouget – 7 novembre 2023 à 09h06
U ne soirée mondaine à Paris, un discours devant le Parlement européen à Strasbourg et une
conférence de presse à Bruxelles. Soucieux de se forger une réputation sur la scène diplomatique, l’homme d’affaires libyen Siddiq Haftar, fils aîné du maréchal Khalifa Haftar, visé par plusieurs enquêtes pour crimes de guerre et dont le gouvernement n’est pas reconnu par la communauté internationale, rêvait de réaliser sa première tournée auprès de dirigeants européens, mi-septembre.
Mais rien ne s’est passé comme prévu pour celui qui ambitionne de se présenter un jour à l’élection présidentielle libyenne. Sa visite en France et en Belgique a tourné au fiasco, de fausses promesses en rendez-vous annulés, à cause du programme bancal concocté par un improbable binôme d’organisateurs. D’un côté, l’imam de Drancy, Hassen Chalghoumi, star des médias français ayant ses entrées à l’Élysée. De l’autre, l’eurodéputée Maxette Pirbakas, ancienne du Rassemblement national qui avait rejoint avec perte et fracas Éric Zemmour pendant la présidentielle 2022. L’élue guadeloupéenne a ensuite quitté le parti Reconquête, après l’échec électoral cinglant du candidat d’extrême droite.
Arrivé à Paris le 10 septembre, Siddiq Haftar a d’abord été invité à participer aux célébrations de Roch Hachana chez l’écrivain Marek Halter, un ami d’Hassen Chalghoumi, où il a multiplié les photos avec plusieurs personnalités, comme l’ambassadeur de Russie en France Alexei Mechkov ou l’écrivaine Rachel Khan, proche du pouvoir élyséen et de la nébuleuse du Printemps républicain. « Je ne sais pas qui est ce monsieur, je ne l’avais jamais rencontré avant, je ne sais même pas comment il s’est retrouvé là », précise l’autrice à Mediapart.
Le lendemain, Siddiq Haftar a pris la direction de Strasbourg pour participer, pensait-il alors, à une réunion officielle dédiée à l’anniversaire des attentats du 11 septembre 2001 au Parlement européen. L’homme d’affaires libyen est arrivé en convoi officiel, avec l’imam de Drancy et son imposant service d’ordre (le religieux est sous protection policière depuis plusieurs années), où l’attendait l’élue Maxette Pirbakas.
Le consultant sur les questions de lutte contre le terrorisme Jean-Charles Brisard était également du déplacement, pensant lui aussi participer à une
« conférence »… qui n’a finalement jamais eu lieu. « Il y avait cette eurodéputée, que je ne connais ni d’Adam ni d’Ève [Maxette Pirbakas – ndlr], et qui nous a annoncé à notre arrivée : “Ça va être compliqué car nous n’avons pas de salle” », retrace Jean-Charles Brisard auprès de Mediapart. La délégation découvre à cet instant que rien n’a été anticipé et que l’événement prétendument officiel est en fait totalement improvisé.
Siddiq Haftar furieux
Maxette Pirbakas propose dans un premier temps de déplacer la « conférence » dans le lobby d’un hôtel en face du Parlement, solution que les participants refusent. « On a alors déambulé dans les couloirs du Parlement, d’abord dans la partie accessible au public de l’hémicycle, puis à la recherche d’une salle disponible qu’on n’a jamais trouvée. C’était l’anarchie, on ne comprenait pas ce qu’il se passait, qui faisait quoi », se souvient Jean-Charles Brisard.
Finalement, l’eurodéputée d’extrême droite réussit à négocier l’accès à un studio TV, expliquant à Siddiq Haftar qu’il peut y faire une intervention filmée, face à une caméra, sans que personne sache où les images seront retransmises. L’homme d’affaires libyen sort un ordinateur portable et commence à lire, le ton grave, un texte en arabe. Jean-Charles Brisard est assis à côté de lui : « C’était très bizarre, j’avais le sentiment qu’Haftar, qui était furieux à cause du manque d’organisation, était là pour délivrer un message politique au Parlement européen, mais je ne sais pas qui lui a fait croire qu’il pourrait le faire », décrit le consultant. Il précise aussi avoir quitté son siège à côté de Siddiq Haftar quand ce dernier a commencé son étrange allocution : « Je n’avais rien à faire dans ce truc. Je me suis senti inutile et quelque part piégé. »
À l’issue de ce discours fictif, le représentant libyen a diffusé sur ses réseaux sociaux une vidéo de trois minutes, sous format de clip politique, dans lequel il met en scène son accueil au Parlement, en faisant croire qu’il est intervenu auprès des instances européennes et en glissant même des images de l’hémicycle. La voix off accompagnant la vidéo, qui a depuis été supprimée, invente une prétendue
« demande reçue [par Siddiq Haftar] de la part du Parlement européen à Strasbourg pour participer à une réunion » autour du « rôle de l’islam » et des « valeurs de solidarité ».
Visiblement peu concerné par les coulisses de cette visite Potemkine, Jean-Charles Brisard, qui explique

n’avoir pas été rémunéré pour cet événement, dit avoir découvert ensuite le profil de l’eurodéputée qui a accueilli la délégation : « Que faisait une élue sous les couleurs du Rassemblement national, aujourd’hui non inscrite et sans aucun poids institutionnel, dans cette organisation ? », s’interroge-t-il.
La réponse ne viendra pas de la part de l’eurodéputée. Sollicitée par Mediapart, Maxette Pirbakas reste en effet très évasive sur les raisons pour lesquelles elle a reçu Siddiq Haftar, qu’elle appelle d’ailleurs « le monsieur », sans jamais mentionner son nom. « Il est venu pour lutter contre le terrorisme », explique l’eurodéputée quand on l’interroge sur les raisons de la visite du représentant libyen. Mais encore ?
« Le monsieur a parlé de terrorisme, d’esclavage moderne, son papa était général, je crois », évacue Maxette Pirbakas. Elle retient surtout que l’homme d’affaires était accompagné d’un « imam très connu, qui passe à la télé » (Hassen Chalghoumi). « L’autre monsieur [Jean-Charles Brisard], je ne sais pas qui
c’est », poursuit-elle, expliquant ne pas disposer d’autre information sur l’organisation de cette venue.
Également contacté, Hassen Chalghoumi relativise lui aussi son rôle dans la visite de Siddiq Haftar. « Je n’ai pas organisé le déplacement, j’étais invité sur le 11- Septembre, je l’ai vu [à ce moment-là] », affirme-t-il. Les deux hommes ont pourtant fait le voyage de Paris à Strasbourg. « Oui, on est arrivés ensemble parce que j’ai appris qu’il allait venir en même temps par une personne qui le connaît », répond l’imam, avant de mettre un terme à la discussion. Le religieux nous a ensuite menacés de poursuites judiciaires quand nous lui avons demandé, dans une relance par écrit, s’il
avait été rémunéré pour cette opération, contestant cette hypothèse.
Siddiq Haftar refuse de participer à une conférence de presse à Bruxelles
Plus d’un mois après les faits, personne ne veut aujourd’hui assumer la paternité de la tournée de Siddiq Haftar au Parlement européen. Hassen Chalghoumi explique s’être retrouvé à Strasbourg à l’invitation d’une association belge dirigée par le lobbyiste Lahcen Hammouch. Or, ce dernier prétend au contraire auprès de Mediapart que « M. Haftar était l’invité de l’imam Chalghoumi ».
Le lendemain du fiasco de Strasbourg, Lahcen Hammouch a bien organisé une conférence de presse, toujours à l’occasion du 22e anniversaire des attentats du 11-Septembre, au Club de la presse de Bruxelles. Mais là encore, l’événement a débouché sur un énorme
loupé : tandis que Siddiq Haftar était initialement annoncé sur le programme de la conférence – toujours à l’invitation de Hassen Chalghoumi, d’après Lahcen Hammouch –, le Libyen a subitement renoncé à participer à l’événement, obligeant les organisateurs à retirer en catastrophe la chaise et le carton de présentation qui avaient été installés pour lui, d’après des photos consultées par Mediapart.
D’après un témoignage, Siddiq Haftar aurait peu goûté de découvrir à la dernière minute qu’il serait assis à la table des conférenciers avec le rabbin Avi Tawil, directeur d’un centre européen sur le judaïsme. Quelques semaines plus tôt, la cheffe de la diplomatie libyenne avait en effet été suspendue de ses fonctions pour avoir rencontré son homologue israélien.
Comme dans le cas de la visite au Parlement européen, d’autres participants à la conférence de Bruxelles ignoraient tout des raisons de la présence de Siddiq Haftar. « J’étais le conférencier principal, pour la sortie d’un livre que j’ai écrit sur l’islamisme, et je ne savais pas qu’il devait participer », affirme l’écrivain Philippe Lienard, sans cacher son mécontentement. « Sachant ce que j’ai lu dans la presse après, je n’aurais pas été content du tout [s’il n’avait pas renoncé à participer à la conférence], ça ne se fait pas », ajoute-t-il.
Les connexions entre Hassen Chalghoumi et Siddiq Haftar sont antérieures à cette étrange tentative de visite diplomatique en Europe. D’après la lettre spécialisée Africa Intelligence, les deux représentants ont multiplié les contacts ces derniers mois avec le général soudanais Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti, qui, comme dans le cas du maréchal Haftar, est devenu la coqueluche des Occidentaux, malgré les accusations de crimes de guerre. La famille Haftar comme Hemetti sont par ailleurs activement soutenus par les Émirats arabes unis, dont Hassen Chalghoumi est également réputé proche.
En avril 2023, Siddiq Haftar a rencontré le général soudanais mettant en scène sa nomination comme président d’honneur d’un club de football soudanais auquel il a déclaré avoir effectué un don de 2 millions de dollars. Les deux hommes partagent aussi la même communicante, d’après Africa Intelligence, en la personne d’Anne Testuz (qui n’a pas répondu à nos sollicitations), dont les connexions libyennes lui ont valu de jouer un rôle dans la fausse rétractation de Ziad Takieddine dans l’affaire Sarkozy-Kadhafi. Toujours selon Africa Intelligence, deux mois après le déplacement de Siddiq Haftar au Soudan, c’est l’imam Chalghoumi qui a rendu visite au général soudanais Hemetti. En toute discrétion cette fois.

 

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