À Bruxelles-Midi, la criminalité se mêle au pire désœuvrement
A.j est parti en patrouille avec deux inspecteurs de la zone de police Midi, qui couvre les communes bruxelloises de Saint-Gilles, Anderlecht et Forest. Petit tour des phénomènes criminels du quartier du Midi.
Cela fait des dizaines d’années que l’insécurité, le sentiment d’insécurité, la situation sanitaire et la concentration de problèmes sociaux aux abords de la gare du Midi à Bruxelles choquent jusqu’au-delà des frontières belges. Cet été, le périmètre a à nouveau retenu l’attention des médias en raison de la répétition de vols avec violence, de la présence très perceptible de publics qui vivent au plus bas de l’échelle sociale.
Un phénomène, en recrudescence ces derniers mois, semble aggraver le quotidien de cette porte d’entrée de la capitale, un nœud multimodal qui draine le passage de quelque 50.000 personnes par jour: l’usage du crack, lui aussi de plus en plus flagrant en ville. Cette cocaïne durcie à l’aide d’un additif chimique se vend en cailloux 5 à 10 euros la pièce et fait des ravages chez les sans-abris qui survivent dans des conditions d’hygiène épouvantables dans le tunnel de trams qui jouxte la gare et dans les moindres recoins du bâtiment et de ses alentours.
Le quartier, élargi à une partie de Cureghem jusqu’à la Porte de Hal concentre différents types de criminalité. La police de la zone Midi (Anderlecht, Forest, Saint-Gilles), a décidé d’en faire une zone prioritaire cet été et y multiplie les patrouilles et les interventions. Elle a accepté d’embarquer L’Echo dans une de ses voitures pendant deux heures. Les deux agents qui nous ont guidés préfèrent garder l’anonymat, nous les appellerons donc inspecteur principal Lebleu et inspecteur Lerouge.
Il est 17 heures, ce mardi, au commissariat de police de la rue de Liège à Forest. L’inspecteur principal Lebleu fait le point avec deux de ses hommes, tout juste rentrés d’intervention avec un bloc de hachich fraichement saisi. En se dirigeant vers le véhicule qu’il nous destine, on décide de commencer par un petit tour de la place Bethléem à Saint-Gilles, où, de longue date, le deal de cannabis a pris possession de l’espace public se mêlant aux familles et à la clientèle des restaurants. Il y a quelques semaines, une patrouille en intervention a subi les attaques de groupes de jeunes, une vidéo a bien tourné dans les médias sociaux. Un épisode qui succède à une émeute qui a éclaté dans un autre quartier tout proche de Saint-Gilles. Entre les deux, le trafic a tissé sa toile de réseaux obscurs de distribution.
« On est restés jusqu’à pas d’heure pour essayer de garder le quartier au calme, se rappelle l’inspecteur Lebleu en conduisant. Ils faisaient des petites barricades pour barrer les rues. Nous, on aime bien, ça sort du lot, mais on pense aux gens qui habitent là. »
La très lucrative place Bethléem
Alors que le véhicule non banalisé approche de la place Bethléem, il raconte la prise du matin même. « Mes collègues ont couru après un des vendeurs qui avait un sac, ils l’ont récupéré, dedans, une grande quantité de stup’ prête à la revente (1,3 kilo exactement, apprendra-t-il plus tard). Quasiment chaque fois qu’on travaille, on arrive à chopper un sac au minimum. On travaille sur la place depuis début juillet, on a fait 7 ou 8 interventions et à chaque fois, c’était jackpot. »
« On s’entretient physiquement », ajoute-t-il en riant.
Sur la place, le deal est bien rôdé. Le véhicule de police passe devant un groupe aux regards défiants. Ceux qu’on appelle les « choufs », les guetteurs, sont là pour prévenir les vendeurs en criant « Arah », explique le policier. Un simple passage n’entrave en rien ce commerce très lucratif. « Si on se met de ce côté de la place, ça part vendre de l’autre côté malgré notre présence ».
« Après une intervention, la vente repart directement, c’est hyper rentable. Cette rue ici, par exemple, c’est un drive-in. Ça fait la file tous les jours », ajoute-t-il. « Une transaction toutes les 20 secondes, toute la journée », complète l’inspecteur Lerouge. Selon eux, un guetteur gagne entre 100 et 150 euros par jour tandis que les vendeurs empochent 300 euros la journée.
« Les têtes décisionnaires sont du quartier, mais les vendeurs sont des illégaux ou des mineurs, mais pas d’ici, raconte Lebleu. On a déjà eu des jeunes de Liège de 14-15 ans ou du nord de Bruxelles. Quand on intervient, ça cavale, on ne vient pas avec une seule patrouille. » « Ils font aussi des appels à l’émeute, ils arrivent alors en masse, avec une seule patrouille, c’est très difficile à gérer », précise Lerouge.
« On a des enfants de 9 ou 11 ans qui piquent les GSM de collègues lors des interventions, quand ils vont chez les parents, on leur dit « oui, ils jouent dehors ce sont les vacances ». « On voit que certains parents, pas tous bien sûr, jouent ce jeu car le trafic rapporte de l’argent à la famille« , indique l’inspecteur Lerouge avant de détailler les intérieurs bourrés d’électro hors de prix de personnes émargeant au CPAS. Nous poursuivons notre route en direction de la gare du Midi.
Les faux taxis de la rue d’Angleterre
Après la mise en garde express d’un jeune homme qui venait d’effectuer un wheeling particulièrement sonore sur une grosse cylindrée, un autre fléau urbain, nous arrivons à proximité immédiate de la gare. « On va passer rue d’Angleterre », propose l’inspecteur principal Lebleu. Il décrit un business qui y a également pignon sur rue: le service taxi clandestin. Une série de fourgonnettes sont garées là en attente de leurs passagers.
« Ce sont des taxis qui relient la gare du Midi à Paris, mais ce ne sont pas des vrais, poursuit le policier. Ce sont des véhicules parfois français ou allemands, conduits par des personnes qui sont toujours d’origine africaine. Ils prennent 4-5-6 personnes, toujours au même endroit, vous payez 50-70 euros et vous êtes conduits par des gens qui n’ont bien sûr aucune autorisation et encore moins d’assurance pour faire du transport de personnes ». Un peu plus loin, quelques hommes sont attablés. « Ce sont eux qui gèrent. »
L’activité ne génère que peu de trouble à l’ordre public en dehors de bagarres occasionnelles. « Nos services ont déjà travaillé sur ce phénomène qui a pris de l’ampleur pendant des mois, et la problématique est toujours présente« , indique l’inspecteur Lebleu. « Maintenant, on arrive à la partie festive du quartier », poursuit-il en virant dans la rue de l’Argonne, elle aussi toute proche de la gare.
Coke en terrasse
La rue présente une série de cafés. L’activité de certains individus – seuls en terrasse malgré la météo pluvieuse, « avec une petite sacoche » – ne fait aucun doute pour nos deux policiers expérimentés. « Dans certains cafés africains, on a de la vente de cocaïne, explique l’inspecteur principal. Notamment à des sans domicile fixe, qui souvent volent parce qu’ils n’ont pas de travail. Cocaïne, crack et violence, c’est un cercle sans fin. »
La voiture s’arrête bientôt pour contrôler un homme avachi dans l’entrée d’un immeuble, au croisement de la petite ceinture. Rien à signaler sinon l’état comateux du sujet. C’est ici que les voleurs font le tri de leurs prises, abandonnant sac ou bagage.
Le policier explique que les touristes qui débarquent à la gare du Midi font des proies idéales. Le vol de bagage est également un phénomène en recrudescence. À proximité des hôtels, notamment. « Ces gens attendent, cherchent leur destination sur leur smartphone, ce sont des cibles faciles, le temps qu’ils réagissent, on est parti avec leurs bagages. »
« Les touristes attendent, cherchent leur destination sur leur smartphone, ce sont des cibles faciles. »
Ce type de délit se développe aussi de l’autre côté de la gare, rue de France, où partent quotidiennement des bus vers l’aéroport de Charleroi. Ici, le modus operandi est simple, le voleur se saisit directement des bagages que le voyageur, monté dans le bus, vient de charger dans la soute. Le phénomène est d’autant plus difficile à endiguer que les victimes, qui ne sont souvent pas originaires de Bruxelles, ne déposent pas plainte ou, dans le meilleur des cas, le font auprès de leur propre zone de police.
Le tunnel de la honte
C’est de ce côté de la gare, que le véhicule s’arrêtera à l’entrée de ce qui a été appelé, le « tunnel de la honte », qui relie la rue des Vétérinaires à l’avenue Fonsny sur une centaine de mètres. Un cloaque. « C’est un squat, au moins ils sont à l’abri de la pluie, ce ne sont quasiment que des sans-papiers« , explique le policier alors que nous découvrons des tas de détritus en tous genres. Dans une odeur pestilentielle, mélange d’urine, d’humidité, de bière et de putréfaction, des hommes dorment sur des matelas infects.
« On pourrait contrôler et arrêter les sans-papiers, mais vu le nombre de personnes qu’il y a, on n’arrêterait jamais. »
Nous demandons si la police locale effectue des contrôles spécifiques sur le droit au séjour. « Oui, mais uniquement dans le cadre de notre mission de sécurité, on ne fait pas de contrôles directs, répond-il. On pourrait contrôler et arrêter, mais vu le nombre de personnes qu’il y a, on n’arrêterait jamais. »
La soirée est plutôt calme. « 422, demande de confirmation d’incarcération pour trafic de stup' », crache bientôt la radio. – Majeur et légal en Belgique? – Légal, majeur – Donc incarcération confirmée, il habite où? – Pas d’adresse en Belgique. Huit boulettes de coke, un pacson de cannabis et de l’argent, on l’a intercepté au moment de la transaction ». Interrogé, l’inspecteur précise qu’en général, les clients ne sont interceptés que pour leur témoignage en vue d’alimenter le dossier judiciaire du dealer. Si la possession de drogue est illégale, une certaine tolérance des parquets prévaut depuis longtemps.
« Il y a des auteurs qui ne sont pas toxicomanes, il y a aussi des sans-abris qui volent tout simplement pour manger. »
Après cet échange, l’inspecteur principal Lebleu nous conduit square de l’Aviation. Là aussi, « on a pas mal de soucis ». « Consommation de drogue et vol sont les deux grosses problématiques de la place. Le policier ne tient pas à établir un lien direct entre vol et consommation, « mais souvent les vols sont commis par des consommateurs ».
On demande si l’usage du crack, une drogue dure, augmente la violence des faits. « Disons que le crack n’aide pas, répond-il. D’une certaine façon oui, le phénomène augmente l’occurrence des faits de violence, maintenant il y a des auteurs qui ne sont pas toxicomanes, il y a aussi des sans-abris et des sans-papiers qui ne bénéficient d’aucune aide sociale et qui volent tout simplement pour manger. »
L’usage du crack se fait de plus en plus visible à Bruxelles où il n’est plus rare de voir les consommateurs fumer cette cocaïne solidifiée au vu de tous dans les stations de métro. Bruno Valkeneers est porte-parole de l’ASBL Transit, qui propose un accompagnement (soins de santé, accompagnement administratifs, logement) à un public qui évolue dans des situations des plus précaires: les sans-abris consommateurs de drogue. « Quand on demande aux personnes que l’on suit ce qu’ils consomment, c’est le crack qui ressort, explique-t-il. On a constaté une augmentation d’environ 10% de personnes qui déclarent ce produit. » En 2022, 67% du public de Transit déclarait faire usage du crack. Pour le spécialiste, c’est l’abondance de l’offre qui fait le succès de cette drogue dure. Celle-ci, contrairement à l’héroïne dont l’usage décroit, ne connaît pas de produit de substitution pouvant mener à un retour à la vie normale. Les trafiquants approchent directement les sans-abristandis que la vente au détail de cailloux de crack pour 5 ou 10 euros est particulièrement adaptée à la consommation compulsive qui caractérise la prise de cette drogue ainsi qu’à la précarité des SDF.
« Elle procure un flash rapide qui leur permet d’oublier leurs problèmes, et très vite, le consommateur ne pense plus qu’à se procurer le produit », explique Bruno Valkeneer. Le phénomène doit aussi son succès à l’augmentation sensible de la précarité, et donc du nombre de personnes sans domicile, observée ces deux dernières années. Est-ce que le crack augmente la violence des délits liés à la drogue? « En opposition à l’héroïne qui est un sédatif, le crack est une drogue de performance qui vous donne un sentiment de puissance, décrit Bruno Valkeneer. Quand vous avez une envie de consommer, il se peut que cela se traduise par un comportement plus violent de certaines personnes. Mais je ne veux pas faire de généralité, car à notre niveau, on a très peu d’incidents violents. Je ne voudrais pas induire une panique morale. La violence peut se manifester, mais on n’est pas face à des personnes qui ont le couteau à portée de main pour agresser », ajoute-t-il.
Pour lui, la violence qu’il s’agit avant tout de combattre, c’est celle des trafquants, tandis que de hauts responsables de la police judiciaire viennent d’alerter sur la hausse de cette criminalité (six meurtres depuis le début de l’année à Bruxelles). « Si on concentre l’action sur les consommateurs, on laisse le champ libre aux trafiquants », estime-t-il.