Les cultes s’inquiètent des « ingérences » de Van Quickenborne

Le ministre de la Justice est-il sorti de son rôle en remplaçant l’Exécutif des musulmans par un Conseil musulman de Belgique ? Plusieurs représentants des autres cultes disent leurs inquiétudes face à ce qu’ils désignent comme une ingérence de plus du libéral flamand. La problématique est toutefois plus complexe qu’il n’y paraît.
Le dépit engendré par la destitution de l’Exécutif des musulmans va de pair avec une certaine méfiance que suscite, parmi les représentants d’autres cultes, le quatuor de personnalités à la base du nouveau Conseil musulman de Belgique.
L e 3 août prochain se tiendra devant le tribunal de première instance de Bruxelles, section francophone, la première audience dans l’affaire opposant l’Exécutif des musulmans de Belgique (EMB) au ministre de la Justice Vincent Quickenborne (Open-VLD) – qui a également les cultes dans ses compétences.
L’EMB a cité le ministre au motif que celui-ci lui a coupé les vivres en septembre 2022, tout en faisant preuve d’ingérences à de multiples reprises. L’absence de subsides, fait en outre valoir l’ancien organe représentatif du culte islamique, l’a plongé dans une situation financière extrêmement difficile .
Cette action en justice avait été lancée avant que l’Exécutif des musulmans ne soit viré à la mi-juin par le même Van Quickenborne, lequel a reconnu, en lieu et place par arrêté royal, un Conseil musulman de Belgique. Ce dernier a deux ans pour.

planter les bases d’un nouvel organe représentatif « définitif » du culte islamique auprès de l’Etat.
Y a-t-il eu ingérence du ministre dans ce dossier ? Les membres de l’EMB déchu l’affirment . En juin dernier, ils ont lancé un recours en extrême urgence auprès du Conseil d’Etat pour contrer la décision prise par Vincent Van Quickenborne. Une première décision leur a été défavorable, le Conseil d’Etat rejetant l’extrême urgence. Il reste à la juridiction à se prononcer sur le fond et à juger s’il y a lieu ou non d’annuler l’arrêté royal polémique.
Un équilibre fragile
Cette séquence agitée a provoqué de nombreux remous parmi les autres cultes reconnus par l’Etat belge ainsi que dans la laïcité. En résumé : si « Van Quick » s’ingère dans l’organisation du culte islamique, pourquoi n’en ferait-il pas autant chez les autres ? Plusieurs représentants de cultes nous ont ainsi informés de leurs inquiétudes, mais toujours sous le couvert de l’anonymat. « Inutile d’énerver le ministre », dit l’un d’eux.
Seul à sortir du bois, le président du Consistoire israélite, Philippe Markiewicz, a tenu à souligner au château de Beloeil, lors d’une cérémonie dédiée aux Justes, que « la communauté juive, tout comme les autres cultes reconnus, avait d’excellentes relations avec l’EMB qui nous permettait d’avoir des relations ouvertes, tout à fait stables, tout à fait positives pour le plus grand intérêt de la Belgique dans son ensemble ». C’est « ensemble », a-t-il insisté, que les Belges préserveront « cet Etat démocratique exceptionnel dans lequel il fait si bon vivre ».
Ces derniers propos font écho à une autre crainte. En différents cénacles, on estime que le ministre prend le risque de malmener un équilibre fragile. « Même si l’EMB était loin d’être parfait, au moins nous avions un interlocuteur qui pouvait servir de relais avec la communauté musulmane. Nous vivons dans un pays où la relation entre communautés est apaisée. Il ne faut pas jouer avec le feu », insiste un de nos interlocuteurs.

Si son prédécesseur Koen Geens (CD&V) a joué la carte de l’apaisement, « Van Quick » a mis l’Exécutif des musulmans au pied du mur dès sa prise de fonction à l’automne 2020.
Le dépit engendré par la destitution de l’EMB va de pair avec la méfiance que suscite, parmi les représentants d’autres cultes, le quatuor de personnalités à la base du nouveau Conseil musulman de Belgique. Essentiellement visé : Michaël Privot dont le passage par les Frères musulmans est jugé rédhibitoire. L’Enar (European network against racism), que l’islamologue verviétois a dirigé jusqu’en 2021 avec l’aide de fonds européen, est qualifié de « parafrériste » par un de nos interlocuteurs. En 2012 pourtant, Michaël Privot s’est publiquement mis en retrait de l’organisation panislamiste en publiant un ouvrage intitulé Quand j’étais Frère musulman. Informé de ces attaques, l’islamologue n’a pas souhaité répondre à nos questions. « Nous nous concentrons sur la remise sur pied de l’organe représentatif du culte musulman, sans chercher à entrer dans des polémiques », a-t-il communiqué.
Une question de manière
Ce réquisitoire renvoie à la question de départ : le ministre Van Quickenborne a-t-il fait preuve d’ingérence en poussant vers la sortie l’EMB au profit du CMB, quitte à prendre certains risques ?
L’historienne Caroline Sägesser, spécialiste des cultes et de la laïcité (Crisp, ULB), trace le portrait de la relation plus qu’ambiguë qui lie l’Etat « neutre » aux cultes reconnus. La séparation de l’Eglise et de l’Etat est moins rigide qu’il n’y paraît. Il en résulte que si la marge de manœuvre du ministre de la Justice est étroite, elle existe. Vincent Van Quickenborne n’est pas le premier à la tester. Pas plus tard que ce 20 juillet, la Cour constitutionnelle (https://www.const- court.be/public/f/2023/2023-113f-info.pdf) a remis les pendules à l’heure entre la Région flamande et les quatre institutions islamiques qui avaient réclamé son arbitrage : le décret flamand sur la reconnaissance des communautés religieuses locales est constitutionnel, dit l’arrêt… à l’exception des dispositions restreignant le financement et le soutien étrangers. Autrement dit, une mosquée peut être soutenue financièrement depuis l’étranger sans que cela ne soit qualifié d’ingérences.

Mais peut-être y a-t-il la manière. Alors que son prédécesseur Koen Geens (CD&V) jouait la carte de l’apaisement, « Van Quick » a mis l’Exécutif des musulmans au pied du mur dès sa prise de fonction à l’automne 2020. Il lui demandait alors d’organiser, manu militari, les élections destinées à renouveler sa direction, estimant qu’il fallait en finir avec une situation bancale. Le report à répétition de ce vote, qui aurait dû finalement se tenir en septembre prochain, est ociellement une des causes du retrait de la reconnaissance de l’EMB.
Vincent Van Quickenborne a abordé ce dossier de façon musclée. A bonne source, on apprend ainsi que lors d’une réunion tenue le 14 septembre 2021, le ministre a sonné les cloches comme jamais aux représentants de l’EMB. Tout en insistant sur le fait qu’en Belgique « on parle également le néerlandais », il a cherché à imposer la figure de Khalid Benhaddou à la tête du comité chargé de renouveler l’EMB, louant « sa carrure » et le « respect dont il bénéficie auprès des médias ». Benhaddou est le principal imam de la mosquée El Fath à Gand et le président de la plateforme flamande des imams. « Il l’a présenté comme un homme de confiance, avec lequel il avait réussi à mettre en place une mosquée en dépit de l’opposition du Vlaams Belang », continue notre source.
Les griefs du libéral flamand à l’égard de l’Exécutif sont connus. Avant de le destituer, il estimait que l’EMB devait se professionnaliser pour représenter comme il se doit la communauté musulmane estimée entre 600.000 et 800.000 personnes. Il lui reprochait, outre une série de dysfonctionnements, de ne pas comporter de femmes dans ses cadres mais aussi d’être une passoire à ingérences étrangères. Un avis de la Sûreté de l’Etat d’octobre 2020 avait pointé l’ingérence du Maroc dans la gestion de la Grande Mosquée de Bruxelles, soulignant notamment que trois agents des services de renseignement marocain y travaillaient. Pour Vincent Van Quickenborne, il fallait remettre de l’ordre dans l’EMB. Salah Echallaoui, alors vice-président de l’institution islamique, avait démissionné.
Mal inspiré, Van Quick ? Le 1er décembre 2022, le ministre de la Justice a été condamné par le tribunal de première instance de Bruxelles pour ingérences à la liberté de culte et d’association, propos attentatoires à la réputation et violation de la vie privée. Pour le tribunal, il n’y avait aucune preuve d’espionnage dans le chef de Salah Echallaoui. L’Etat belge a été condamné à payer 5.000 euros de dommages et intérêts. Le ministre a fait appel de la condamnation.

« Confédéraliser » les cultes
Plusieurs témoignages évoquent un règlement de comptes quasi-personnel entre un ministre excédé et les représentant de l’EMB. D’un point de vue « macro », il faudrait également voir dans ce bras de fer l’aspiration du libéral à
« confédéraliser » complètement les cultes en retirant au fédéral ses dernières compétences en la matière. Par souci d’efficacité . Régionaliser permettrait d’en finir avec ce « foutoir ». « Il y aurait une suite logique dans une telle attitude », estime pour sa part Caroline Sägesser. « Notre régime des cultes est condamné à se moderniser à brève échéance. Il est impératif que le processus de reconnaissance des cultes se conjugue à l’évolution de la Belgique institutionnelle. »
C’est pourtant la voie fédérale qui est exprimée à l’article 6 de l’avant-projet de loi qui doit conduire à la reconnaissance du bouddhisme, un texte rédigé comme il se doit par le cabinet du ministre. On y lit qu’un « secrétariat fédéral est la personne morale de droit public qui assiste l’Union bouddhiste de Belgique dans l’exécution de ses missions », qu’il est chargé des « intérêts matériels et financiers de l’Union bouddhiste de Belgique », que son « siège est installé en Région de Bruxelles- Capitale ». Une autre ingérence ? Cet article a en tout cas ému le Centre d’action laïque (CAL) qui désigne « une disposition étonnante qui va à l’encontre de la séparation de l’Eglise et de l’Etat ».
Mais revenons au culte islamique. Dans les prochains mois, le Conseil d’Etat apportera à son tour une réponse aux soupçons d’ingérences qui pèsent sur Vincent Van Quickenborne dans le cadre du conflit qui l’oppose à l’EMB. Le 30 juin dernier toutefois, la juridiction a peut-être donné une première indication favorable au ministre en estimant que « l’absence d’organisation, depuis plusieurs années, d’un processus électoral qui, compte tenu des spécificités du culte musulman, doit permettre d’assurer que cet organe est bien représentatif du culte musulman, est un fait incontestable… »
A l’EMB, Ramadan Gjanaj met en garde. « L’affaire est extrêmement importante. Un précédent juridique qui nous serait défavorable pourrait conduire de futurs ministres à créer à leur guise des ASBL qui prendraient le contrôle des cultes en bypassant l’organe représentatif en place. Ce n’est pas seulement le culte islamique, mais tous les cultes qui pourraient perdre leur indépendance au détriment du principe constitutionnel de la séparation de l’Etat et de l’Eglise. C’en serait fini de leur stabilité », conclut le conseiller de l’EMB.

Van Quick veut en finir avec l’immobilisme
Sollicité, le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne (Open VLD) n’a pas souhaité répondre à nos questions. Son porte-parole renvoie à son intervention en Commission Justice de la Chambre du 21 juin dernier. Il répondait alors aux questions des députés Koen Metsu (N-VA) et Olivier Vajda (Ecolo-Groen) en suite de la reconnaissance du Conseil des musulmans, lequel remplace l’Exécutif des musulmans (EMB).
Vincent Van Quickenborne avait alors insisté sur l’échec de l’EMB à maintenir, selon lui, la confiance au sein de la communauté musulmane. Malgré les tentatives de consultation, d’élargissement et de modernisation, l’exécutif aurait perdu toute légitimité, les mandats de sa dernière équipe étant expirés depuis avril 2020. Les annonces d’élections étaient de simples mascarades, l’exécutif se révélant incapable d’organiser des élections sérieuses et crédibles, selon le ministre.
Pour remédier à cette situation, le Conseil musulman de Belgique (CMB) a été créé avec des membres de différentes  origines ethniques, dont une femme présidente d’origine turque et kurde. Selon Vincent Van Quickenborne, tous les membres du CMB ont été contrôlés par la Sûreté. Le libéral flamand les a présentés comme des personnes ayant déjà gagné leurs galons dans la société civile, reconnues et approuvées par les autorités compétentes en termes de sécurité.
Le ministre ajoutait encore que deux procédures avaient été lancées en justice par des membres de l’Exécutif contre l’Exécutif lui-même. Dans l’une d’elles, la Cour a constaté des irrégularités claires et irréfutables dans le fonctionnement de l’EMB et a demandé que des administrateurs provisoires soient nommés. D’où la volonté ministérielle de voir des élections enfin organisées pour donner aux musulmans ce à quoi ils ont droit. « C’est en tout cas mieux que l’immobilisme, l’impasse ou l’imbroglio que nous avons connus jusqu’à présent », avait conclu le libéral flamand.
Par son porte-parole, Vincent Van Quickenborne tient à ajouter qu’« il ne s’ingère jamais dans les cultes (…). A la communauté musulmane elle-même de s’organiser ». P.Ma.

« Le régime des cultes est clairement en bout de course »
La jurisprudence reconnaît globalement la capacité de l’Etat à agir comme il l’a fait par le passé dans la mesure où c’était dans l’intérêt du culte islamique, constate la spécialiste des cultes Caroline Sägesser.

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