Espionnage, valises, rendez-vous secrets… l’enquête sur la corruption au Parlement européen reconstituée
Le soir
Un mois après l’éclatement du scandale de corruption et d’ingérence au Parlement européen par le Maroc et le Qatar, « Le Soir » et « Knack » reconstituent une enquête où se mêlent espionnage, valises d’argent et rendez-vous secrets à Bruxelles.
Un mois que l’affaire de corruption et d’ingérence par des Etats étrangers au Parlement européen a éclaté aux yeux du monde, laissant l’UE groggy. Entre perquisitions spectaculaires, valises d’argent cash et révélations sur les rôles présumés du Maroc et du Qatar.
Alors que l’instruction judiciaire ne fait que commencer – deux eurodéputés, dont le Belge Marc Tarabella, sont sous le coup d’une demande de levée d’immunité –, Le Soir et Knack s’attachent à reconstituer le fil d’une enquête de renseignement devenue judiciaire à l’écho international.
Ce récit détaillé est le fruit d’une enquête commencée en septembre 2022 et s’appuie sur une série de témoignages d’insiders et de documents.
Printemps 2022. Une équipe d’agents de la Sûreté de l’Etat pénètre discrètement dans un immeuble de sept étages couleur grès à Schaerbeek, à un demi-kilomètre de la tour Reyers. L’ex-politicien italien Pier Antonio Panzeri (67 ans) y est domicilié. La Sûreté a la garantie qu’il n’est pas chez lui à ce moment-là.
Sous le lit de la chambre, une valise de voyage noire à roulettes. Lorsque les agents ouvrent la fermeture éclair, ils trouvent quatre paquets emballés dans un sac en plastique rouge C&A et un cabas en plastique de l’enseigne Carrefour. Les colis contiennent pas moins de 7.601 billets de 50 euros, l’ensemble valant 380.050 euros. Bingo.
Ce n’est pas tout : intégré dans la garde-robe de Panzeri, un coffre-fort à serrure numérique. Les agents y distinguent d’abord un livre, un DVD et un carton. Mais derrière, des liasses de billets en euros de 50, 100 et 200. Soit 320.000 euros de plus. Les agents photographient le magot et quittent les lieux, rien ne trahit leur visite inopinée. Toutes les traces ont été effacées.
Ingérence
Les espions ont reçu pour cette perquisition fantôme l’autorisation des trois magistrats de la Commission BIM, qui contrôlent l’utilisation des « méthodes spéciales de renseignement ». Cette intrusion s’inscrit dans une enquête initiée en 2021 par la Sûreté sur l’ingérence d’une puissance étrangère : des proches du Parlement européen, ressort-il d’informations « très fiables » transmises aux Belges par un service de renseignement européen ami, auraient été soudoyés par les services secrets marocains, la DGED. En retour, ces suspects influenceraient secrètement des déclarations et les résolutions du Parlement européen. Ils seraient même parvenus à faire nommer des députés dans certaines commissions. Dans cette enquête, la Sûreté coopère non seulement avec ce service de renseignement européen allié, mais aussi avec quatre autres services frères étrangers.
Après l’opération d’infiltration au domicile de Panzeri, la Sûreté de l’Etat en transmet les résultats à la Commission BIM. Qui, à son tour, le mardi 26 avril, informe par écrit le parquet fédéral dans un rapport déclassifié de sept pages. « Dans une enquête de renseignement, les services de la Sûreté de l’Etat ont procédé à des perquisitions au domicile de l’Italien Pier-Antonio Panzeri », écrit alors Jean-Claude Claeys au procureur fédéral. « Cette personne est un ancien membre du Parlement européen qui serait désormais impliqué dans des activités de lobbying au sein des institutions européennes. » Claeys énumère les résultats de l’opération menée par la Sûreté de l’Etat. Il conclut qu’il existe « des indices sérieux, au moins des soupçons raisonnables » que Panzeri soit impliqué dans du blanchiment d’argent.
Blanchiment
« Je ne peux pas commenter l’enquête elle-même », déclare Claeys dans une réponse au Soir et à Knack. « Je laisse également ouverte la question de savoir si la Sûreté de l’Etat elle-même avait déjà soumis des notes sur cette affaire aux autorités judiciaires. Mais je peux confirmer que la Commission BIM peut rédiger un rapport déclassifié lorsqu’une méthode spéciale de renseignement révèle des soupçons ou des indices d’infractions pénales. Dans ce cas, nous pouvons déclassifier certaines informations des services de renseignement et les transférer au parquet. Depuis que je suis devenu président du comité en 2016, cela s’est déjà produit des dizaines de fois. Ce n’est donc pas si exceptionnel. Et pour être clair : un tel P-V n’est qu’un élément de preuve, il ne suffit pas pour condamner quelqu’un devant un tribunal. Il appartient aux autorités judiciaires de rassembler toutes les preuves nécessaires. »
S’appuyant sur la note de la Commission BIM, le parquet fédéral ouvre une enquête pour « organisation criminelle » le 12 juillet 2022. Le même jour, le procureur fédéral Frédéric Van Leeuw demande à la Sûreté de lui transmettre toutes les informations pertinentes et reçoit en retour un document de quinze pages. « Urgent », lit-on sur la première page. Objet : « Ingérence au sein du Parlement européen ».
La Sûreté de l’Etat décrit un « réseau qui mène des activités d’ingérence dans les institutions européennes pour le compte du Maroc, mais aussi pour le compte du Qatar, par l’intermédiaire de personnes occupant des postes clés dans le monde institutionnel européen, principalement au Parlement européen ». Le fonctionnement et la composition du réseau sont également analysés, « ainsi que des indications d’activités assimilables à la corruption, au blanchiment d’argent et à l’ingérence ».
Embargo
Le parquet fédéral confie l’enquête au juge d’instruction bruxellois Michel Claise et à l’Office central pour la répression de la corruption (OCRC) – service d’enquête spécialisé de la police fédérale. Le 15 juillet 2022, l’Office rédige un rapport avec des informations supplémentaires sur Panzeri et dix autres individus, il est suggéré de mettre en place des écoutes téléphoniques.
Le dossier porte le nom de code « Mezzo », il est si sensible qu’au départ seule une poignée de magistrats et d’enquêteurs en a connaissance. Dans le jargon, on parle d’un dossier « sous embargo » : les premiers P-V de l’enquête ne sont pas ajoutés à la base de données de la police afin d’éviter les fuites. Par précaution et pour se mettre à l’abri d’éventuelles écoutes d’organisations hostiles, les enquêteurs utilisent des couleurs comme noms de code pour évoquer chaque suspect. Il faudra naviguer habilement : en raison de l’immunité des députés potentiellement impliqués, les enquêteurs doivent procéder avec beaucoup de prudence.
Juin 2022. Maria Colleoni (67 ans), l’épouse de Panzeri, est en visite au Maroc. Elle est reçue par Abderrahim Atmoun, ambassadeur du royaume chérifien en Pologne et bailleur de fonds présumé de ces actions d’ingérence. Maria Colleoni appelle son mari, la conversation est consignée dans un rapport par la Sûreté.
« Tout s’est bien passé, nous avons été traités comme des VIP », se réjouit l’épouse. « Nous sommes allés prendre un café chez Atmoun. »
Antonio s’inquiète : a-t-elle « vu les boîtes » ? Elle le rassure aussitôt : leur ami l’ambassadeur, assure-t-elle, a pris deux de ces boîtes, les a ouvertes et en a rapidement montré le contenu. Puis « il a pris quelques produits, les a lancés dans le sac, “dites que c’est un cadeau d’Atmoun”. »
Une brève conversation qui nourrit les craintes des services de renseignements : Antonio Panzeri aurait dévoyé cet entregent que louaient hier ses amis du Parlement européen pour s’enrichir massivement et introduire des intérêts étrangers au plus intime de la démocratie européenne.
Un précieux relais
Cette amitié entre le diplomate marocain et la famille d’Antonio Panzeri semble trouver ses racines peu après 2009 alors que le socialiste italien vient d’être réélu au Parlement européen, raflant au passage la présidence de la délégation pour des relations avec les pays du Maghreb mais aussi la coprésidence, en tandem avec Abderrahim Atmoun, de la commission parlementaire mixte UE-Maroc. Autant dire que M. Panzeri est, plus que quiconque à cette époque, le visage de la diplomatie européenne à Rabat, un homme qu’il vaut mieux avoir pour ami que pour ennemi. Ou, en des termes plus diplomatiques et comme le résume une note « fuitée » d’octobre 2011 envoyée par la Mission marocaine auprès de l’Union européenne à Rabat, M. Panzeri « peut être un allié de poids ou un adversaire redoutable ».
L’objet de cette note est de préparer la visite que l’eurodéputé S&D doit effectuer outre-Méditerranée deux semaines plus tard. Un arrêt délicat à Tindouf, où sont rassemblés plusieurs camps de réfugiés sahraouis, est prévu. Etape nécessaire pour préserver l’image de neutralité de l’eurodéputé : « La visite de Tindouf est indispensable pour conforter la crédibilité de M. Panzeri auprès de l’Algérie et du Polisario après que celui-ci l’a accusé d’être pro-marocain », avertit la représentation marocaine auprès de l’UE. Le Front Polisario lutte pour l’indépendance du Sahara occidental.
L’ordre de Wissam Alaoui
Dans un autre câble, daté de 2013 celui-là, la Mission marocaine à Bruxelles suggère à son gouvernement une série de mesures susceptibles de contrecarrer « l’activisme croissant de nos adversaires au sein du PE », et singulièrement le rapport que l’eurodéputé britannique Charles Tannock doit rédiger sur la situation des droits humains au Sahara occidental. Plusieurs stratégies de lobbying sont envisagées et pour parvenir à ses fins, la Mission entend bien « coordonner son action avec le président de la délégation Maghreb au Parlement, M. Antonio Panzeri, ami proche du Maroc, afin de réduire le champ de nuisibilité que pourrait constituer le projet Tannock ». En juillet 2014, Antonio Panzeri sera même décoré du Wissam Alaoui de troisième classe par le roi Mohammed VI. Le même jour, son ami Abderrahim Atmoun est lui aussi médaillé.
Interrogé par le juge d’instruction Michel Claise au lendemain de son interpellation, le 10 décembre, M. Panzeri réfute néanmoins avoir été un agent double, avoir jamais trahi son mandat au bénéfice d’intérêts de pays tiers. Il n’aurait, affirme-t-il, accepté les rémunératrices missions des Marocains qu’après l’expiration de son troisième mandat, en 2019 : « L’accord prévoyait qu’on aurait travaillé afin d’éviter des résolutions contre le pays et qu’en échange, on aurait reçu 50.000 euros. Cet accord a été passé au Maroc et, d’une certaine façon, a continué et a été continué via l’ambassadeur actuel, qui est à Varsovie (…). »
« Je me sens redevable »
La connivente amitié avec Francesco Giorgi, suspecté lui aussi d’avoir puisé dans les mannes marocaines, qatarie puis mauritanienne, remonte à la même époque : diplômé en sciences politiques de l’Université de Milan, Giorgi n’a pas encore 23 ans lorsqu’il rejoint l’ULB dans le cadre d’un échange Erasmus et débute son stage au Parlement européen. C’est là qu’il rencontrera la Grecque Eva Kaili, qui deviendra sa compagne, mais aussi Antonio Panzeri : à l’entame de son second mandat européen, le quinquagénaire est séduit par ce jeune compatriote trilingue – Panzeri, lui, ne parle que l’italien – et spécialiste des relations internationales. Des travées du Caprice des dieux aux geôles bruxelloises, les deux hommes ne se sont, depuis, pas séparés. Lorsque le premier quitte l’Europe en 2019, le second devient l’assistant d’un autre député, Andrea Cozzolino, tout en épaulant son ancien patron dans le lancement, puis la gestion de Fight Impunity, l’ASBL bruxelloise mise en place pour collecter… l’argent qatari : « M. Panzeri m’a offert mon premier emploi, je me sens redevable vis-à-vis de lui », explique Francesco Giorgi aux policiers. « Il a eu beaucoup de mal à accepter sa non-réélection ; il m’a fait bénéficier de ses contacts, utiles dans le cadre de mon travail. »
Ce travail, c’est donc le conseil à Andrea Cozzolino, député S&D depuis 2009, successeur de Panzeri à la tête de la délégation Maghreb et de la Commission parlementaire mixte. Visé par la demande de levée d’immunité qu’a transmise voici quelques jours la justice belge à la présidence du Parlement, cité à plusieurs reprises dans le rapport que la Sûreté de l’Etat a transmis aux autorités judiciaires l’été dernier, M. Cozzolino aurait une fois au moins rencontré, notent les agents belges, le patron des services de renseignement marocain. En 2019, « probablement en octobre, début novembre ». Une autre rencontre, cette fois en compagnie d’Antonio Panzeri et avec l’ambassadeur du Maroc en Pologne, aurait eu lieu ultérieurement à Varsovie. De quoi faire basculer l’ancien communiste italien du côté obscur ? Le principal concerné nie vigoureusement depuis le mois de décembre avoir fait quoi que ce soit d’illégal et se dit prêt à être entendu par la justice. Les renseignements belges le suspectent néanmoins d’être parvenu, sur ordre de commanditaires marocains, à infiltrer la commission d’enquête Pegasus mise en place au Parlement européen en mars 2022 afin d’investiguer sur l’utilisation de logiciels espions en Europe.
Services secrets marocains
Ne parlant qu’italien, c’est naturellement d’abord vers des compatriotes que M. Panzeri se serait tourné lorsqu’il lui fallut accroître son emprise sur le Parlement européen, s’attirant les bonnes grâces d’assistants, de fonctionnaires peut-être, voire de parlementaires, craint la justice. A force de prébendes et de services rendus. Lui-même, ressort-il aujourd’hui du dossier judiciaire, en référait visiblement à son ami le diplomate Abderrahim Atmoun, suspecté d’être le porteur de valises, et aux services de renseignements marocains, soupçonnés d’être les donneurs d’ordre. Pour incarner ceux-ci, Yassine Mansouri, qui en est le directeur depuis 2005, et Mohamed Belharache, un espion recherché par les autorités françaises parce qu’il serait parvenu, en 2016, à recruter un agent affecté à la police des frontières de l’aéroport d’Orly afin de mettre la main sur près de 200 « fiches S », de personnes suspectées de radicalisation.
La scène se situe dans l’appartement bruxellois d’Antonio Panzeri. On entend deux hommes rire sans retenue. Nous sommes, par déduction, à quelques semaines de l’élection de son invité au poste de secrétaire général de la Confédération syndicale internationale (CSI). La carrière de Luca Visentini est donc à un tournant, lui qui était alors le patron de la confédération européenne des syndicats.
Ce que les deux hommes ignorent, c’est que les micros posés par la Sûreté de l’Etat quelques mois plus tôt font toujours leur office. « On a l’impression d’être dans Ocean’s Eleven », sourit Visentini alors qu’Antonio Panzeri lui tend des enveloppes bourrées de billets de banque. « Elles ressemblent au Père Noël », ricane le récipiendaire. Confronté plusieurs semaines plus tard à ces déclarations par un juge Claise qu’on imagine moins rigolard, Luca Visentini s’explique : « La raison pour laquelle j’ai dit ça, c’est que l’argent a été mis dans des enveloppes où figurait le Père Noël. C’était une blague. » Celui qui sera bien élu à la tête de la CSI le 20 novembre le concède : « Effectivement », recevoir de l’argent en liquide « n’est pas tout à fait normal ». « Mais il est vrai qu’au sein du syndicat international, il arrive souvent que certains paiements soient faits en cash parce que les ONG non syndicales recueillent cet argent », se justifie Luca Visentini devant le juge. Bref, il pensait recevoir un don de la part d’une association de défense des droits humains, Fight Impunity, avec laquelle il avait déjà collaboré dans un passé récent.
Caisse syndicale
On parle d’un peu moins de 50.000 euros en liquide, selon les propres aveux du syndicaliste italien qui vient d’avoir 59 ans. Pour sa défense, Luca Visentini dit que cet argent a été reversé à la CSI et à sa petite sœur européenne – 23.000 pour l’une, 13.000 pour l’autre – après un transit sur ses comptes personnels. Cet argent aurait servi notamment à financer sa campagne électorale et le « fonds de solidarité qui existe auprès de la Confédération internationale et qui sert à supporter les frais des syndicats les plus pauvres dans le monde ». Le delta entre ces 36.000 euros et les quasi 50.000 reçus de la main prodigue de Panzeri ? Il aurait été dépensé pour des frais de sa campagne en vue du congrès en Australie, où il visait le poste de « patron » des syndicats : « Le montant résiduel, je l’ai utilisé pour payer une série de voyages et d’activités liés à ma campagne. » Les policiers vérifieront ses dires. En attendant, à l’issue de son audition, le juge d’instruction a partiellement entendu ses justifications, ne l’inculpant pas pour « organisation criminelle » et le relâchant sous conditions. Luca Visentini n’échappe toutefois pas aux inculpations pour « corruption » et « blanchiment ».
Soutien de campagne
Le Qatar aurait-il, à travers Panzeri, choisi son poulain à la tête de la coupole de syndicats ? Les droits sociaux, un enjeu d’image majeur de l’émirat gazier. Quoi de tel que de s’offrir la complaisance de la CSI ?
Le premier document déclassifié du service de renseignement belge se fait pédagogue : « Alors que l’enquête originelle était focalisée uniquement sur le Maroc, un volet révélant une activité d’ingérence menée par le même groupe (…) pour le compte du Qatar fut découvert et constitue désormais une part substantielle des informations trouvées par la Sûreté », explique le rapport confidentiel. « Les objectifs du Qatar sont différents de ceux du Maroc. Là où ce dernier tente d’obtenir une influence au sein de l’appareil européen pour faire pencher ses décisions en sa faveur, le commanditaire qatari cherche à améliorer l’image du Qatar sur le plan des droits des travailleurs, sans plus. »
« Le Qatar a eu vent de la candidature de M. Visentini comme secrétaire général de la CSI et étant donné que M. Panzeri connaissait M. Visentini, il a soutenu sa candidature pour le poste », balancera en audition Francesco Giorgi.
« La corruption est inacceptable »
Luca Visentini dément toute instrumentalisation par le Qatar. Pour le prouver, il a mis en avant devant les enquêteurs que son récent voyage au Qatar – fin octobre 2022 avec des billets d’avion réglés par Fight Impunity… – avait pour objectif principal d’y rencontrer l’Organisation internationale du travail (OIT), une émanation des Nations unies ayant un bureau à Doha. Coupures de presse à l’appui, Visentini se défend de tout discours angélique sur le Qatar. Quelques semaines après sa visite en terre qatarie, l’Italien avait constaté auprès de l’AFP« d’énormes problèmes » dans l’application des réformes du travail. « La corruption, sous toutes ses formes, est totalement inacceptable et je suis pleinement engagé dans la lutte contre la corruption », se défend-il depuis son inculpation. « Je tiens également à réaffirmer la position que j’ai adoptée publiquement, selon laquelle davantage de pressions doivent être exercées sur le Qatar en faveur des droits des travailleurs et des autres droits humains. La situation aujourd’hui n’est toujours pas satisfaisante. »
Le commanditaire visé cette fois par la Sûreté n’est pas un service de renseignement, comme dans le volet marocain, mais le ministre du Travail de l’émirat depuis 2021, Ali ben Samikh Al-Marri. Il était avant ça le visage du Comité qatarien des droits de l’homme. A ce double titre, l’intéressé a accueilli la plupart des acteurs cités dans le futur scandale dans son pays, à l’occasion de visites officielles. Panzeri-Giorgi, Visentini ou les eurodéputés Eva Kaili, Alessandra Moretti, Marc Tarabella ou Marie Arena. Toutes et tous ont bu un thé dans son bureau de Doha. Parfois avec, en prime, une visite de chantier des stades du Mondial, comme pour M. Tarabella et Mme Moretti en 2021.
Le rendez-vous de la suite 412
Mais les épisodes qui intéressent le plus les enquêteurs de l’OCRC se sont passés à Bruxelles. Le 9 octobre, une délégation qatarie pose ses valises à l’hôtel Steigenberger Wiltcher’s. Un cinq-étoiles de l’avenue Louise où le docteur Al-Marri a ses habitudes quand il descend dans la capitale de l’Europe. Le dignitaire y a déjà rencontré deux fois Eva Kaili, la vice-présidente membre de la délégation péninsule arabe.
Le lendemain, Antonio Panzeri et Francesco Giorgi ont rendez-vous. Par téléphone, ils évoquent « les nôtres ». Les leurs, ce sont les Qataris. Sur les images de vidéosurveillance, on voit effectivement les deux hommes débarquer à 17 h 52 dans le lobby de l’hôtel, le plus jeune est avec un enfant en poussette qu’il confie à une personne absente des images de vidéo-surveillance.
La réunion entre Panzeri et le ministre du Travail du Qatar dans la suite 412 dure moins d’une heure vingt. Les enquêteurs soulignent dans leur rapport que le premier ressort de la chambre avec un sac plus épais qu’à l’arrivée.
« Début 2019, la coopération a commencé » avec le Qatar, avoue Francesco Giorgi lors d’un second interrogatoire devant les policiers. « Nous avons défini les montants desquels j’ai un peu de mal à me souvenir pour nos interventions respectives. C’était en cash. » L’actuel ministre du Travail voulait redorer le blason de son émirat. Dans un document sur son ordinateur, Giorgi résume « l’approche en trois étapes » : « Stopper les attaques des autres pays, promouvoir les aspects positifs, attaquer d’autres pays. »
Antonio Panzeri, dans sa propre audition, fixe le début de sa collaboration rémunérée avec le Qatar à fin 2019. Soit après la fin de son mandat au Parlement.
Commission téléguidée
Les premiers versements se font de manière clandestine, sur ordre de l’adjoint du docteur Al-Marri, surnommé « l’Algérien ». Qui lui-même menait vers un intermédiaire en Turquie avant de finalement désigner un porteur de valise en Belgique. Francesco Giorgi était l’homme qui gérait le cash pour l’organisation clandestine, admet-il. Fin 2019, la partie qatarie suggère de fonder une ASBL. Ce sera Fight impunity. « Il fallait trouver un système clair qui ne déclenchait pas d’alerte. »
Le groupe engrange des succès. La réunion secrète à l’hôtel Steigenberger Wiltcher’s a par exemple servi à « préparer » la sous-commission des droits de l’homme du 14 novembre 2022, avec Ali ben Samikh Al-Marri en guest star.
Ce jour-là, Francesco Giorgi est dans la salle. Plusieurs députés considérés comme « amis » sont installés face au ministre. En coulisse, un Antonio Panzeri sur écoute semble tirer toutes les ficelles. Non seulement il avait préparé les réponses du ministre, mais les enquêteurs le soupçonnent même d’avoir orchestré plusieurs questions. Marc Tarabella, qui « n’avait pas prévu de prendre la parole », la prend finalement pour dénoncer des discours un peu trop critiques à son goût, entendus lors de la réunion. Cela juste après un coup de fil opportun entre Panzeri et Giorgi.
« Positions lunaires »
Antonio Panzeri et le bourgmestre d’Anthisnes se connaissent bien. Ils partagent une passion commune pour le foot et l’Inter Milan en particulier. Le député belge assure au Soir et Knack qu’il « n’a reçu de cadeau du Qatar ». Et que ses prises de position politiques ont toujours été établies en toute indépendance.
Le réseau était-il toujours à la manœuvre lors des négociations sur une résolution portant sur la Coupe du monde au Qatar ? Le doute est permis, exprimé notamment par des députés français comme Marion Aubry (France insoumise) ou Raphaël Glucksmann, qui est du même groupe S&D que la majorité des suspects : « Lors de la dernière séance plénière en novembre, je m’étais opposé avec d’autres à la ligne complaisante du groupe vis-à-vis de Doha. Les révélations [du 9 décembre] éclairent sous un jour différent les positions lunaires prises alors par certains apologues du Qatar… »
Peut-être le Français fait-il référence à un courriel de son collègue italien Andrea Cozzolino, dans lequel l’intéressé implorait son groupe à la retenue dans le vote des amendements anti-Qatar ? L’élu napolitain qui a Francesco Giorgi pour assistant dément toute influence étrangère. La justice belge demande aujourd’hui la levée de son immunité.