Les vies brisées des enfants marocains de la Goutte-d’Or
C’est un silence pesant, presque suspect, qui couvre la rue de Jessaint, dans le quartier de la Goutte-d’Or. A l’ouest, Barbès, à l’est, La Chapelle, partout, le bruit. Mais ici, face au square Alain-Bashung, c’est le calme plat. « Ils ont tué le passage, c’est une zone morte maintenant, s’emporte un vendeur de la boucherie halal Mahraba. C’est leur territoire à eux. Et nous, on longe les murs. » « Eux » ? Une vingtaine de mineurs de 12 à 17 ans, sans aucune attache familiale en France, venus pratiquement tous du nord du Maroc, pour trouver dans ce quartier cosmopolite un paysage dans lequel se fondre. Vivant, d’après les associations mobilisées, de larcins et de trafics.
Ils ont l’habitude d’errer à la tombée de la nuit dans le quartier de la Goutte-d’Or à Paris. Parfois par groupes de deux, comme ici. Difficile d’échanger quelques mots avec ces adolescents. Pour en savoir davantage sur ces jeunes Marocains qui seraient plusieurs dizaines dans les quartiers parisiens, il faut demander aux habitués de ce café. « Ce sont des enfants, le plus grand à 20. Quand ils sont alcoolisés, drogués, ils sont parfois un peu virulents« , confie un habitant. Ces mineurs isolés échappent aux associations et à l’État et ont parcouru des milliers de kilomètres pour tenter leur chance en Europe.
20 000 jeunes Marocains partis vers l’Europe
Pour certains, le chemin de l’exil est parfois passé par l’enclave de Ceuta, au nord du Maroc. Les jeunes attendent leur tour aux portes du poste-frontière. Chaque tentative réussie par l’un d’entre eux renforce la détermination des autres. Beaucoup de ces jeunes se réunissent à Tanger, la grande ville du nord du Maroc, avant de tenter la traversée vers l’Europe.
L’Europe reste un Eldorado pour les adolescents marocains. La tentation déchire des familles. Les associations estiment à 20 000 le nombre de jeunes Marocains partis vers l’Europe. Beaucoup n’ont plus donné de signe de vie à leur famille
Depuis l’hiver 2016, ils sont plusieurs centaines à avoir fait escale dans le populaire XVIIIe arrondissement. « Certains sont là depuis des mois, d’autres restent une semaine puis partent et reviennent, confie un habitant du quartier . Ici, c’est un peu le camp de base. » Au grand dam des riverains, confrontés à une violence quasi quotidienne.
Cambriolages, vols à l’arraché, affrontements avec des bandes locales ou même entre eux… « La situation s’est améliorée ces derniers mois, mais il est difficile d’ être sereine, à quelques mètres du square Saint-Bernard, lieu que ces jeunes occupent désormais après avoir été poussés hors du tout proche square Alain-Bashung. Le pire reste de croiser ces gamins la bave aux lèvres, les paupières qui papillonnent… »
Leur présence a bouleversé la vie de ce petit périmètre de la Goutte d’or où ils vivent : restaurateurs et commerçants ont vu leurs chiffres d’affaires baisser dramatiquement et le trafic de drogue s’est réimplanté à proximité de ces petites mains utiles et corvéables. Malgré un budget de plus de 700 000 euros voté récemment par le conseil municipal pour prendre ces enfants en charge, les services de l’état et de la mairie de Paris paraissent désemparés et s’orientent vers une réponse strictement policière en vue de leur renvoi au Maroc au mépris des conventions sur les droits de l’enfant ratifiées par la France. Pour la plupart enfants de familles marocaines ou mères célibataires qui ont quitté le village pour grossir les rangs des usines chinoises et européennes délocalisées dans les banlieues de Tanger, Fès ou Casablanca, ces jeunes incarnent et sont victimes de la mondialisation dans ce qu’elle a de plus sauvage.