Au Maroc , un boycott surprise contre la vie chère.

C’est un détail parlant. Dans ce snack ouvert en pleine nuit de ramadan, dans la petite ville d’Erfoud aux portes du désert marocain, il n’y a aucune bouteille d’eau minérale Sidi Ali dans le frigo. «Oui, je boycotte, je suis avec le peuple»,revendique le propriétaire. Même son de cloche à Casablanca, la capitale économique du pays. Un épicier avoue écouler au compte-gouttes son stock de cette marque habituellement la plus populaire du royaume, qu’il n’a pas réapprovisionnée depuis plus d’un mois.

Le phénomène a démarré le 20 avril, lorsqu’un premier post Facebook anonyme a donné le coup d’envoi de la campagne de boycott contre trois marques phares du Maroc aux tarifs jugés beaucoup trop élevés. Dans le viseur : l’eau minérale Sidi Ali, le lait Centrale Danone et les stations-service Afriquia. Désormais, la campagne s’élargit aussi aux sardines, dont les prix ont plus que doublé depuis le début du ramadan, il y a trois semaines. L’opération est très largement suivie. Selon une enquête réalisée le 22 mai pour le quotidien marocain l’Economiste, 42% de la population marocaine applique ce boycott, principalement les jeunes, les femmes et la classe moyenne.

Ras-le-bol général

«Cette mobilisation anonyme n’a ni stratégie ni revendication précise, mis à part la volonté de s’opposer aux prix chers. Si on ne sait pas qui en est l’initiateur, on connaît ses deux principales cibles : des personnalités de l’establishment, très proches du palais royal», analyse Abderrahmane Rachik, sociologue des mouvements de protestation au Maroc. D’abord, Aziz Akhannouch, propriétaire de la société de distribution de carburant Afriquia, est aussi ministre de l’Agriculture, milliardaire et proche du roi. Ensuite, Miriem Bensalah-Chaqroun, à la tête des Eaux minérales d’Oulmès, distributeur de Sidi Ali, est l’ancienne présidente de la Confédération générale des entreprises du Maroc, l’équivalent du Medef en France. «La campagne de boycott est l’expression d’un ras-le-bol généralisé qui s’inscrit dans la suite des protestations du Rif, de Zagora et de Jerada [trois régions qui ont connu des mouvements sociaux ces dernières années, ndlr]», estime Omar Balafrej, député de la Fédération de la gauche démocratique, qui soutient le boycott.

«Des professionnels de la protestation, anonymes, ont lancé cette mobilisation qui a été suivie d’abord par des sympathisants puis par des jeunes mécontents», explique Abderrahmane Rachik. Au Maroc, le taux d’emploi est de 42%, et un tiers des jeunes n’ont ni emploi ni formation, selon le Haut-commissariat au plan (HCP), organisme de statistiques officielles. «Boycotter et se mobiliser sur les réseaux sociaux ne demande ni autorisation, ni argent, ni compétences. Depuis 2013, protester dans la rue est devenu risqué, face à un gouvernement qui empêche toute manifestation sans autorisation préalable», continue le sociologue, qui s’inquiète toutefois des risques de dérapages de cette mobilisation non structurée.

Dans la touristique Marrakech, un épicier est assiégé par des clients venus acheter les derniers ingrédients pour préparer le ftour, repas de rupture du jeûne. «Même avec la réduction des prix du lait Centrale Danone, les clients n’en veulent pas», témoigne l’homme au tablier blanc. Le groupe a tenté une opération de «réconciliation» en baissant les prix de 7 à 6 dirhams (60 à 50 centimes d’euros) pour deux packs de lait, sans succès. Centrale Danone, la marque la plus affectée par le boycott, s’attend à un «repli de 20% de son chiffre d’affaires» et une perte de 13,5 millions d’euros au premier semestre. Sa collecte de lait dans le réseau marocain a déjà été réduite de 30%.

Elites désarmées

Face à cette campagne inattendue et difficile à cerner, les élites politiques et économiques du royaume sont désarmées. Cinq jours après le début du boycott, Mohamed Boussaïd, ministre de l’Economie et des Finances, a qualifié les boycotteurs d’«étourdis». Au même moment, Adil Benkirane, directeur achat chez Centrale Danone, les désignaient comme des «traîtres à la nation». Des propos qui ont choqué et galvanisé les protestataires. «Les politiques ont cru que le boycott serait éphémère mais il a pris beaucoup d’ampleur», analyse Abderrahmane Rachik.

Le chef du gouvernement, Saâdeddine el Othmani, lui, a demandé à tourner la page du boycott et a regretté le caractère excessif de certaines expressions des membres de son équipe. L’ampleur inattendue de l’opération fait craindre aux autorités la réaction des investisseurs étrangers. «Le gouvernement est déterminé à entreprendre des initiatives visant à améliorer le pouvoir d’achat des citoyens et à agir avec fermeté en matière de contrôle du marché, de la qualité des produits et de lutte contre la spéculation et le monopole», a annoncé le gouvernement dans un communiqué, publié le 1er juin. Une commission sera créée pour examiner l’évolution des prix et proposer des solutions allégeant la pression sur le pouvoir d’achat des ménages. Une réponse insuffisante pour Omar Balafrej, membre de l’opposition qui demande à remettre sur pied le Conseil de la concurrence, une institution au point mort depuis trois ans.

«Le boycott est en train de se retourner contre le gouvernement El Othmani, dont le prédécesseur avait appliqué la libéralisation des prix et la fin de la caisse de compensation pour les produits de nécessité», avertit Abderrahmane Rachik. En conséquence, les opérateurs des hydrocarbures, dont Afriquia, ont doublé leurs marges, selon un rapport parlementaire présenté le 15 mai. «Maintenant, nous attendons un mea culpa des sociétés et qu’elles remboursent les 17 milliards de dirhams (1,5 milliard d’euros) gagnés de façon abusive», revendique Omar Balafrej qui espère que le succès du boycott redonne «confiance aux citoyens». En attendant, les épiciers affichent fièrement des marques concurrentes dans leurs rayons.

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.