Crise de l’accueil: «Chaque jour, je regarde l’horreur dans les yeux des patients et me demande comment un être humain peut supporter cela»

La rédaction

Le manque d’accueil humain et digne dans notre pays a des impacts psychologiques considérables sur de nombreux migrants et demandeurs d’asile. Un psychologue de MSF témoigne et dénonce.

Dans toutes les missions MSF où des psychologues sont présents, ils font partie intégrante de l’équipe humanitaire pour gérer les traumatismes émotionnels.

Travailler comme psychologue pour MSF, c’est être confronté à la souffrance et à la détresse humaine en permanence. Travailler comme psychologue dans la mission belge, c’est entrer au coeur de l’horreur, aux frontières de l’entendable.

Bien qu’il puisse paraître étrange de graduer la souffrance humaine, il fait aussi partie de notre mission d’évaluer les symptômes de nos patients, et parfois de les quantifier au travers d’échelles psychométriques. Non pas dans le but d’établir un classement de la souffrance, mais dans l’optique de comprendre au mieux sur quels aspects travailler en priorité avec eux afin d’apporter l’aide la plus appropriée à leur situation spécifique.

Mais la symptomatologie générale de nos patients sature tous nos tests, un peu comme si l’on cherchait à mesurer la température en plein Sahara avec un thermomètre conventionnel.

Nissa, Mohammed, Hassan, Jasmine et tous les autres…

Pour vous illustrer les problématiques rencontrées chez nos bénéficiaires, je pourrais vous parler de Nissa, jeune mineur non accompagné Nigérien de 16 ans dont la famille entière s’est fait découper vivante devant lui, morceau par morceau, par le groupe terroriste Boko Haram. Lors de sa fuite, il a dû passer par la Libye où il y vivra l’incarcération, la torture avant de passer plusieurs journées en mer sur un radeau en route vers l’Italie. Pour Nissa, comme pour beaucoup d’autres, l’horreur ne s’arrête malheureusement pas une fois entré en Europe. La Grèce, berceau de la démocratie, est le théâtre de violences policières insoutenables et de violations des droits de l’homme chaque jour. La Croatie et la route des Balkans ne sont que dans la continuité de ce qui se passe plus au Sud.

Je pourrais vous parler de Mohammed, qui est resté coincé 2 jours et 2 nuits à faire le mort sous le cadavre de son ami pour échapper à ses assaillants dans le désert libyen.

Je pourrais vous parler de Hassan, dont la maison bombardée abrite les cadavres du reste de sa famille.

Je pourrais vous parler de Jasmine, enrôlée de force dans un réseau de prostitution en Irak puis en Turquie et qui a réussi à s’en extraire au péril de sa vie après des mois de viols quotidiens.

Je pourrais aussi vous parler de tous les autres, mais vous risqueriez de ne pas en digérer votre repas.

Des symptomes gravissimes

La plupart de ces êtres humains, car oui il s’agit d’êtres humains, souffrent de troubles de stress post-traumatique sévère, parfois associés à des troubles dissociatifs, troubles qui n’apparaissent généralement que dans les vécus traumatiques les plus graves. Tout comme lors d’une douleur physique intense, où notre cerveau va libérer naturellement des anesthésiants pour nous protéger de la crise cardiaque, la dissociation apparaît comme un mécanisme de protection de l’identité face à une souffrance psychique insoutenable. Y sont très souvent associés des épisodes dépressifs majeurs, des troubles de panique, des terreurs nocturnes et pour certains, des idéations suicidaires voire des passages à l’acte suicidaire.

La fabrique du désespoir

A la différence d’un bénéficiaire résidant dans le récemment rénové camp grec de Lesbos, Nissa, Mohammed et Jasmine demandant l’asile en Belgique devront se contenter des pavés

du trottoir et de la morsure du froid sous des abris de fortune le long du canal, quand ils ne sont pas détruits par la police. Jasmine est d’autant plus effrayée et apeurée qu’elle connaît l’histoire de cette autre demandeuse d’asile à la rue et victime d’un viol collectif la nuit en l’absence d’abri sécurisant. Nissa, Mohammed et les autres se regrouperont la nuit venue, pas seulement pour se tenir chaud mais aussi et surtout pour retrouver un peu d’humanité. Ils ne manqueront pas, par la même occasion, de se contaminer les uns les autres de maladies que l’on croyait jusque-là éradiquées.

Voilà comment, en ne répondant pas aux besoins primaires de ces personnes extrêmement fragilisées et vulnérables, on fabrique le désespoir, comment on entretient le sentiment de honte, comment on anéantit le peu d’estime de soi encore restant, comment on entretient la peur, comment on remet en cause le sentiment profond d’être un humain et comment on nie chaque jour un peu plus la condition humaine par l’exercice de la puissance et de la cruauté. En tant que psychologues de la mission belge, c’est aussi – et peut-être surtout – sur ces traumatismes secondaires que nous sommes amenés à travailler avec nos patients. Sur des traumatismes qui auraient pourtant pu être évités.

Voilà comment on travaille, chaque jour, dans le plus grand camp « made in Belgium » de Moria*-Bruxelles Capitale…

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