La santé publique à Berkane à l’époque du protectorat

CHATAR Mohamed

Contrairement aux anciennes pandémies telle que la grippe espagnole qui, lors des déplacements de masse dus à la Première Guerre mondiale, avait rapidement répandu la maladie en fauchant tout sur son passage, les jeunes comme les bien-portants, le covid-19 frappe aujourd’hui surtout ou plutôt plus durement les plus faibles. Il est à souligner à ce sujet qu’en dépit de l’inexistence des outils modernes permettant de comprendre et de traiter les virus il y a 100 ans, l’épidémie de la grippe espagnole avait rapidement disparu en été 1919 surtout grâce à des gestes simples qui ont aidé à sauver des vies, les mêmes qui sont aujourd’hui utilisés pour combattre le covid-19 (le confinement, la distanciation sociale, le port du masque, etc.  

Aussi m’a-t-il paru utile de partager avec le lecteur un discours en rapport avec la santé publique au temps du protectorat que mon frère défunt le Pr. Si Mohamed CHATAR ‘’Allah Y rahmo’’, avait fait sur le Docteur Joseph HUDDE, à l’église de Berkane le 26 mai 2006, à l’occasion de la célébration du centenaire de l’église St Louis d’Oujda. En effet, malgré l’insignifiance des moyens humains, matériels et financiers de l’époque, le Docteur J. HUDDE fut le premier qui avait introduit la santé publique à Berkane en prodiguant les soins de santé primaires. Il menait avec efficacité des campagnes de dépistage des maladies infectieuses. Il n’hésitait pas à aller jusqu’aux zones les plus reculées de la région de Berkane, et ce même à dos de mulet afin de prêter assistance aux plus démunis pour rendre un tant soit peu la santé aux malades ; pratiquant ainsi la médecine préventive et curative, avec toute son âme, tout son cœur et tous ses efforts sans rien différer.

Et, face à la crise mondiale actuelle provoquée par le covid-19, j’ose espérer que ce discours sera lu et médité par les techniciens médico-sanitaires des deux secteurs, privés et publics de notre  royaume, y compris l’actuel ministre de la santé publique.

Ci-dessous le discours en question de mon frère défunt, le Pr. Si Mohamed CHATAR :

Mesdames, Messieurs

Que le salut soit sur vous !

Que Dieu vous garde en santé, en bonheur et en longévité.

En cette circonstance et à l’occasion de la célébration du centenaire de l’Eglise St Louis d’Oujda, je tiens tout d’abord à remercier le Père Joseph Lépine de m’avoir choisi pour parler aujourd’hui devant vous de ce grand humaniste que fut le Docteur Joseph Hudde. Je me permettrai d’évoquer ici devant vous quelques souvenirs que j’ai gardés de cet homme aux qualités innombrables. Je dis quelques souvenirs parce qu’il me sera impossible de cerner la vie de ce personnage qui s’est sacrifié au bien-être de la communauté à une époque où le confort était synonyme d’illusion.

Le nom de Joseph Hudde revient inconsciemment sur les lèvres de tous les Berkanais de mon âge. Je revois encore, comme si cela datait d’hier, cet homme, la soixantaine, avec son béret breton. Il nous rendait visite une fois par semaine à l’école musulmane de garçons de Berkane pour s’enquérir de notre état de santé, pratiquant déjà la médecine scolaire !

Sa bonté, son humanisme, son dévouement, sa probité et son altruisme marquent la mémoire collective des Berkanais. Avec sa sœur qui dirigeait le centre « La goutte de Lait », ils étaient les pionniers de la bienfaisance. Pendant que la sœur Hudde dispensait des soins et distribuait le lait bénévolement aux familles les plus démunies, le Docteur Hudde parcourait les rues des quartiers déshérités de Berkane pour soulager la souffrance des plus nécessiteux.

Permettez-moi mes Dames et Messieurs de rapporter ici deux évènements que j’ai personnellement vécus et qui restent gravés dans ma mémoire : en 1940, alors que sévissait l’épidémie de typhus, le Docteur Joseph Hudde se déplaça un jour à Boughriba pour dépister les cas de cette maladie qui emportait chaque jour des dizaines de vies humaines. Sur le chemin du retour, le Docteur Hudde remarqua un homme terrassé par la fièvre, étendu au bord de la route. Il s’arrêta, aida l’homme à se relever, l’allongea sur le siège arrière de sa voiture et le ramena à l’hôpital. Par ce geste et ce contact avec cet homme atteint de typhus, le Docteur contracta la maladie et dut garder le lit pendant plus de deux mois.

Un matin de l’année 1941, une voiture renversa mortellement une petite fille. Alerté, le Docteur Hudde arriva immédiatement dans sa voiture (une traction avant 11CV) sur le lieu de l’accident. Il ramassa dans sa serviette les restes du cerveau de la petite fille. Il prit dans ses bras la victime ensanglantée, la mit dans sa voiture et prit la direction de l’hôpital (ex centre de santé avant l’implantation de l’hôpital Derrak qui portait son nom auparavant).

Les deux exemples parmi d’autres traduisent la dimension humanitaire de cet homme sans égal. Dans sa mission, il était bien entendu secondé par deux infirmiers marocains, mais c’est le souvenir du Docteur Hudde qui revient à la mémoire.  

Pour l’exemple :

Malgré le manque de moyens humains, matériels et financiers, il menait avec efficacité des campagnes de dépistages des maladies infectieuses, n’hésitant pas à aller jusqu’aux zones les plus reculées de la région de Berkane, et ce même à dos de mulet afin de prêter assistance aux plus démunis pour rendre la santé aux malades, pratiquant ainsi la médecine préventive et curative, cela de toute son âme, de tout son cœur et de tous ses efforts sans rien différer.

Né le 28 novembre 1883 à Plestin-les-Grèves (Côtes d’Armoren Bretagne), il arrive à Berkane en 1918 avec une seule règle de conduite : « faire naitre le bien à force d’y croire ». Il y a toujours cru, même aux moments les plus pénibles et les plus cruciaux. Durant la guerre de libération, il n’hésita pas un seul instant à prodiguer des soins aux combattants de l’armée de libération sans faire cas des instructions des autorités de l’époque. Son humanitarisme n’avait pas de bornes, en harmonie avec les préceptes du serment d’Hippocrate dont l’éthique est à l’origine du serment que prête chaque médecin.

Après sa retraite, même si l’évocation de la Bretagne provoquait en lui souvent une vive émotion mêlée de mélancolie, il préféra malgré tout, s’installer à Taforalt où il continua à soigner précieusement les pauvres. A cette époque il se déplaçait à pieds ; les colons proposèrent de lui acheter une voiture, ce qu’il refusa parce qu’il voulait vivre à proximité des petites gens qui avaient besoin de lui. Que cela serve d’exemple au personnel médico-sanitaire de notre pays.

Le Docteur Joseph Hudde s’est éteint à Berkane le 26 décembre 1958. En hommage à son dévouement et aux services rendus à la population, le nouvel hôpital fut baptisé de son nom. La chose qui a retenu l’attention des habitants de Berkane, c’est la présence du Docteur Faraj, alors ministre de la santé de l’époque qui s’est déplacé à Berkane à la tête d’une délégation officielle au milieu d’une foule immense pour accompagner cet homme à sa dernière demeure au cimetière européen de Berkane.

La vie de cet homme est pleine d’enseignements : son désintéressement total, son abnégation sans limites devraient nous inspirer et nous servir de modèle. Il est temps de réhabiliter la mémoire de ce grand homme. On pourrait proposer la création d’un atelier pour approfondir la recherche et découvrir d’autres facettes de la vie du Docteur Joseph Hudde, et ce en partenariat avec des associations et d’autres hommes de ressource qui s’activent à Berkane. A ce propos, on pourrait peut-être proposer de donner son nom à l’une des rues de la ville de Berkane qu’il parcourait autrefois à bicyclette ; et pourquoi pas à l’hôpital Derrak qui portait son nom pour conserver la mémoire et marquer son passage dans cette ville dont il était amoureux et à laquelle il avait tant donné à une époque extrêmement difficile.

Et pour conclure, permettez-moi Père Joseph Lépine de citer ici deux paragraphes qui ont retenu mon attention dans votre invitation.

Je cite :

« Terre d’accueil pour les populations maghrébines, européennes et subsahariennes, le Maroc oriental est le soleil de notre métissage ».

« C’est sous la lumière de cette espérance que nous rendrons grâce pour tout ce qui a été vécu ensemble et célébrerons tout ce qui reste à vivre ».

Enfin, par ce modeste témoignage, je pense avoir rendu hommage à ce grand homme, Dr. J. HUDDE et à sa sœur. J’espère avoir cerné quelques aspects de la vie du Docteur Joseph Hudde et j’espère surtout avoir pu vous faire partager cette émotion qu’ont suscitée en moi ces souvenirs. Je vous remercie de m’avoir écouté avec attention et dévotion.

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