Comment le Covid-19 a bousculé l’univers des médias et réseaux sociaux au Maroc

Au-delà d’introduire de nouveaux codes à la télévision, la crise sanitaire du Covid-19 a bouleversé les thèmes abordés sur les réseaux sociaux.

D’une télévision évoluant à son rythme, boudée, puis désertée par nombre de Marocains, qui la jugeaient sévèrement : tantôt inutile, tantôt en décalage par rapport à leur réalité, nous sommes passés à une télévision de survie. Une fois la crise sanitaire à l’intérieur de nos frontières, et à la suite de la série de décisions actées avec célérité au sommet de l’État marocain, les faiseurs de télévision n’ont eu le choix que de se réinventer en un temps record, pour suivre le rythme imposé par la gestion de crise.

Une mutation réalisée en quelques jours

D’une télévision statique qui ne faisait appel à ses téléspectateurs que pour des actions lucratives comme des envois de SMS pour participer à des concours ou voter pour choisir les gagnants d’une émission de télé-réalité. En quelques jours, la télévision est devenue plus interactive et plus proche de son public. Enseignement à distance, diffusion des mesures de confinement, directives et conseils pour protéger les citoyens du virus, information en temps réel pour éviter la panique et combat de tous les instants contre les fake news…

Un ton direct et plus d’interactions

Durant cette crise, un journaliste et une émission de télévision se sont démarqués en particulier. Émission diffusée en direct chaque soir sur la deuxième chaîne marocaine, au sujet du coronavirus. Le journaliste rédacteur en chef prend la parole de façon disruptive, portant à l’écran une nouvelle façon de s’adresser au public marocain. Face caméra, Salaheddine Ghomari parle en darija sur un ton direct, dans un discours sans formalisme, imagé, souvent pédagogique, dans un langage accessible à tous les Marocains. Il interagit sans barrière avec les téléspectateurs en posant leurs questions reçues au sujet de la pandémie, via messageries instantanées, et y apportant des réponses auprès des spécialistes invités sur le plateau. Des ingrédients qui marchent, au vu du franc succès de l’audience de cette émission.

Forte consommation des médias sociaux

En deuxième partie de soirée, appelée « late night » dans le jargon de la télévision, ce n’est pas devant le petit écran qu’il faut chercher l’audience et l’attention du téléspectateur marocain, mais sur le « deuxième » écran. En effet, les soirées sont très animées sur les médias sociaux. Les stars des social médias font des « live » sur Instagram. C’est un phénomène planétaire, et le Maroc n’est pas en reste. Quand Miley Cyrus, Justin Bieber ou Mohammed Hadid font des directs aux États-Unis avec leurs fans sur leurs comptes Instagram, au Maroc, ce sont des influenceurs, humoristes ( comme Mzabi on Italia ) et stars de la chanson qui drainent les foules, au cours de discussions ludiques, sur un ton convivial et souvent amusant.

Parmi les animateurs iconoclastes, un transgenre marocain

Fait notoire au milieu du phénomène des soirées live sur Instagram, le cas d’un transgenre marocain inconnu du grand public jusqu’alors. Habitant en Turquie, Naoufal Moussa alias « Sofia Taloni », bat tous les records d’audience en direct. Il flirte avec les 110 000 viewers pendant les pics de ses directs, à des heures tardives de la soirée (quand Justin Bieber atteint seulement 35 000 au total). Il s’agit là d’une formule inédite où un Marocain transsexuel invite des stars d’Instagram à rejoindre son direct. L’idée est de leur poser des questions gênantes (très) sur leur sexualité et leurs expériences de vie en la matière. Sur un ton complètement libéré, sans tabou et dénué de non-dits, que certains pourraient qualifier d’obscène, Sofia Taloni raconte sa vie la plus intime et commente celle de ses invités, au-delà de toute pudeur.

La spirale du silence brisée

Une explication possible de ces records d’audience, et de l’intérêt suscité par ce personnage si peu conventionnel et tant controversé, est qu’il brise peut-être la fameuse « spirale du silence », théorie dévelopée par Élisabeth Noelle-Neumann. Un modèle qui explique pourquoi les personnes sont peu disposées à exprimer leur avis en public lorsqu’elles croient être en minorité. Lorsque ces personnes se retrouvent face à un individu qui leur ressemble ou qui parle du sujet objet de leur silence, et qui le fait de plus dans un style sans détour, l’intérêt et la curiosité ne peuvent que se manifester. Le succès de ces « Shemale » d’Instagram nous prouve que les mœurs de la société marocaine sont bel et bien en train de changer. Indépendamment de ce que l’on pourrait penser de cet épiphénomène, qui a suscité par ailleurs une vive polémique ayant conduit à la fermeture du compte Instagram de l’intéressé. Le phénomène a toutefois la vertu de soulever un sujet plus grand et encore tabou dans nos médias, qui est celui de la sexualité et plus précisément de l’éducation sexuelle au Maroc.

La sexualité abordée de front

Une thématique où l’autocensure cohabite trop souvent avec un puritanisme culturel d’une époque désormais révolue. Un sujet déserté par les médias télévisés marocains. Livrant ainsi les jeunes et moins jeunes à leurs bonnes « trouvailles » sur le Web ouvert, entre pornographie et discours religieux conservateur, les bases ne sont pas pérennes pour construire une partie essentielle de l’identité de ces femmes et de ces hommes qui feront la société de demain.

Des participants surprises : des agents de l’État

Toujours sur le second écran, mais à des heures moins tardives, les Marocains ont assisté à une véritable révolution dans la communication des autorités. Le public a ainsi pu découvrir des vidéos sur YouTube, de figures d’agents d’autorité souvent féminines, incarnant la parité dans l’administration marocaine, s’adressant à leurs administrés dans un langage nouveau : fraternel et protecteur, tout en restant ferme et en usant aussi d’humour pour inciter les citoyens à respecter les mesures de confinement. Des vidéos à fort succès, incarnant en images et sur le terrain, le nouveau concept de l’autorité prôné par SM le roi Mohammed VI.

Autre changement dans la communication institutionnelle de l’État marocain, un porte-parole du ministère des Affaires étrangères est intervenu en qualité d’invité sur un live Instagram à forte audience, diffusé sur le compte de Mustapha Swinga, un influenceur populaire sur la Toile. C’est une première ! Le ministère qui gère la diplomatie du royaume ayant pour règle et tradition de communiquer de façon millimétrée, formelle et officielle, à travers des déclarations et communiqués de presse, choisit d’utiliser les médias sociaux en darija et de rejoindre le direct et ses aléas, pour s’adresser aux citoyens marocains bloqués à l’étranger.

C’est une démonstration audacieuse, et non des moindres, qui veut pour preuve que la communication institutionnelle du royaume est bel et bien en train de changer.

Un constat : l’improbable retour aux pratiques pré-corona

À la fin de cette période très exceptionnelle que nous sommes en train de vivre, nous ne pourrons plus revenir à la télévision d’avant-corona. La télévision post-Covid-19 sera plus que ce fameux deuxième écran. Désormais, nous ne pouvons plus parler de télévision en pensant à l’écran cathodique ou aux téléviseurs HD seulement. La télévision, c’est là où se trouve l’audience. C’est désormais aussi YouTube, Instagram et TikTok. Plus généralement, tout support de diffusion de vidéos sur les médias sociaux doit être considéré comme un prolongement naturel et désormais la base obligatoire de la télévision, si nous ne voulons pas être dépassés.

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