Au Maroc, seul l’argent permet de s’affranchir des interdits
Lors d’un débat au Salon du livre samedi, Leïla Slimani a abordé la situation des Marocaines, leur diversité et leurs droits. L’échange qui a suivi amène à s’interroger sur les inégalités de traitement entre riches et pauvres dans le royaume.
Pour la deuxième fois de son histoire, le Salon du livre de Paris, du 24 au 27 mars, mettait à l’honneur le Maroc. Si la littérature était l’objet principal, une tension qui ronge la société marocaine s’est invitée dans un débat animé par l’écrivaine franco-marocaine et Goncourt 2016, Leïla Slimani, samedi. Au détour d’un échange sur le sentiment d’appartenance à deux nations, «la femme marocaine» est évoquée. L’auteure embraye avec ironie : «J’aimerais bien la rencontrer cette femme marocaine.» Petite pique pour montrer l’absurdité d’une telle projection mentale. Et, de poursuivre : «Il existe des femmes marocaines, voilées, pas voilées, traditionnelles, modernes, petites, grandes, etc.»
Alors que quelques réticences se font sentir en toute discrétion dans le pavillon consacré au royaume, un Marocain d’une soixantaine d’années avec qui on a eu l’occasion de discuter s’exclame : «Si, elle existe la femme marocaine ! […] La femme marocaine s’est battue pour la nouvelle Moudawana [une loi promulguée par le roi Mohammed VI en 2004, ndlr], elle n’a rien à envier à la femme française.» «Euh… un petit peu quand même, rétorque Leïla Slimani. Elle a des droits que la femme marocaine n’a pas.» Des exemples ? «L’héritage, pour commencer.» Au Maroc, la femme n’a droit qu’à la moitié de ce qu’hérite l’homme, conformément au Coran. Donc à la moitié de ce qu’hérite son ou ses frères – et, en leur absence, de son ou ses oncles. La révision, en juillet 2011, dans le sillage du printemps arabe, de la Constitution marocaine qui reconnaît le «principe d’égalité homme-femme» n’y aura rien changé.
L’homme l’interrompt : «Ah non mais c’est différent. On ne peut pas toucher à ça mais il y a des moyens de le contourner, pour s’arranger.» Leïla Slimani prend à témoin l’audience: «Quand on est une femme, c’est l’enfer de marcher dans la rue au Maroc. Ici, je sors, j’allume une cigarette et je bois une bière. Là-bas, c’est impossible à moins de créer une émeute.» Encore une fois, il y aurait des moyens de le faire, insiste-t-il. Dans notre dos, quelqu’un souffle : «Ben oui c’est possible, il faut prendre sa voiture et aller dans un bar bien fréquenté». Comprendre : par des gens aisés. Une autre femme acquiesce. Pour donner un autre exemple, on peut tout à fait s’abstenir de faire le ramadan, à partir du moment où on s’isole entre quatre murs, dans un secret coupable. (1)
«Suffit de se débrouiller»
L’échange se poursuit. Interpellé par une étudiante qui se plaint que les Marocaines n’aient «pas le droit d’investir l’espace public», un jeune homme réagit : «On peut tout faire au Maroc, il suffit de se débrouiller.» On en revient encore une fois à la même conclusion. Si la formule de Giuseppe Tomasi di Lampedusa disait «Tout changer pour que rien ne change», au Maroc, il faudrait ne rien changer pour que rien ne change. Par peur que le royaume, relativement épargné des turbulences qui secouent les pays arabes à la faveur du printemps (arabe), y passe. Quitte à endormir la soif de libertés des «autres» Maroc.
Dans cet échange, le plus troublant n’est pas tant cette passe d’armes que ce qu’elle révèle d’un état d’esprit d’une frange de la société marocaine. Ce monsieur, père de filles, ne vit pas du tout selon les préceptes conservateurs qu’il a l’air de vouloir préserver. Il compte bien s’assurer que ses biens reviennent intégralement à ses filles, qu’il a d’ailleurs éduquées avec ces mêmes valeurs de liberté et d’indépendance prônées par Leïla Slimani. Outre sa volonté de véhiculer une image clinquante et sans aspérité du Maroc mis à l’honneur au Salon du livre, c’est la chasse gardée de la classe sociale aisée marocaine qu’il défend, ces privilèges dont elle jouit en vase clos.
On peut effectivement vivre au Maroc comme on l’entend, sans toucher à l’ordre en place, sans brusquer la société marocaine attachée aux traditions… A condition d’avoir l’argent pour «s’arranger». En somme, sans bouleverser le statu quo qui règne entre deux façons opposées de penser et de vivre sa marocanité. La question qui se pose est la suivante : jusqu’à quand se perpétuera ce faux-semblant de liberté pour l’élite et l’absence de liberté réelle pour tous les autres ?